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ET DE VOYAGES
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MEDICAL LIBRARY
HISTORICAL
LIBRARY
The Harvey Cushing Fund
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HISTOIRE
MES ASCENSIONS
BIBLIOTHÈQUE D'AVENTURES ET DE VOYAGES
ÉDITION ILLUSTRÉE
LETTRES DE A. E. NORDENSIUOLD, racontant la découverte
du passage Nord-Est du pôle Nord (1878-1879), avec une préface
par M. Daubrée de l'Institut.
Édition illustrée de nombreuses gravures hors texte, d'un auto-
graphe et d'une carte dressée par Nordenskiold, ouvrage adopté
par le ministère de l'Instruction publique.
HISTOIRE DE MES ASCENSIONS, récit de vingt-quatre voyages
aériens, par Gaston Tissandier, troisième élition, revue et corrigée,
illustrée de nombreuses gravures hors texte, par Albert Tissandier
et d'une série de diagrammes.
Ouvrage adopté par le ministère de l'Instruction publique.
VOYAGE AU DAHOMEY, par Armvnd Dubarry, édition illustrée
de nombreuses gravures hors texte, par Daniel Vierge.
Ouvrage couronné par la Société d'Encouragement au Bien
(médaille d'honneur).
LES RÉCITS DE MARCo-POLO, citoyen de Venise, sur la
Mongolie, la Chine, l'Inde, tirés de son livre des Merveilles, mis en
français moderne.
Édition illustrée de dix fac-similés du manuscrit original.
Ouvrage adopté par le ministre de l'Instruction publique.
VOYAGES ET DÉCOUVERTES DE PAUL SOLEILLET, da D s
le Sahara et le Soudan, racontés par lui-même, préface par
E. Levasseur (de l'Institut). Édition illustrée d'un grand nombre de
gravures hors texte. Ouvrage adop'é parle ministère de l'Instruction
publique.
VOYAGE DEM. DE LESSEPS, du Kamtschatka en France, avec
une préface par Ferdinand de Lesseps. Édition illustrée de nom-
breux fac-similés des gravures du temps, exécutés sous les ordres de
Jean-Baptiste de Lesseps.
Ouvrage adopté par le ministre de l'Instruction publique.
F. Aureau. — Imprimerie de Lagny.
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GASTON TISSANDIER
HISTOIRE
DE
MES ASCENSIONS
RÉCIT DE VINGT-QUATRE VOYAGES AÉRIENS
TROISIÈME ÉDITION, REVUE ET CORRIGÉE
Illustrée de nombreuses gravures hors texte
PAR ALBERT TISSANDIER
ET D'UNE SÉRIE DS DIAGRAMMES
Ouvrage adopté par te ministère de V Instruction publique
PARIS
MAURICE DREYFOUS, ÉDITEUR
13, RUE DU FAUBOURG-MONTMARTRE, 13
Tous droits réservés
HISTOIRE
MES ASCENSIONS
CHAPITRE PREMIER
Double voyage aérien au-dessus de la mer du Nord,
Ascension de Calais, le 16 août 18G8.
Il m'est difficile de dire quelles sont les circons-
tances qui ont fait naître ce que je voudrais appeler
ma vocation aérienne. Je me souviens que, dans mon
enfance, j'ai plus d'une fois passé le temps de mes
loisirs d'écolier à gonfler de petits ballons de bau-
druche au moyen de l'hydrogène pur que je pré-
parais moi-même. Je me rappelle avoir assisté jadis
à une conférence de Pétin, à une ascension de
Godard, et avoir suivi, non sans émotion, les péri-
péties du Géant de Nadar. En 1867, je fis ma pre-
1
2 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
mitre ascension dans le premier ballon captif à
vapeur de M. Henry Gifl'ard, sans me douter alors
que l'illustre ingénieur serait plus tard mon Mécène.
C'est une grande affiche rouge qui excita surtout
mes instinct- aérostatiques.
J'étais a G dais le 12 août 1868, quand je vis
annoncé sur un mur une ascension aérostatique à
l'occasion des fêtes du 15 août, pour le diman-
che 16. Ce voyage devait être exécuté par un aéro-
naute dont je n'avais jamais entendu parler el qui
était deviné à devenir célèbre, M. J. Duruof. On
annonçait aussi, pour le jour même, des régates qui
devaient avoir lieu entre les deux jetées.
Les régates n ex itèrent que médiocrement mon
attention, mais il n'en fut pas de même du voyage
du ballon le Nepjtune auquel je ne pus m'empêcher
de penser jusqu'au soir.
Le lendemain, de bonne heure, je me rends à
l'hôtel de Dunkerque, où Duruof était descendu, et
je le demande.
Quelques minutes après je vois entrer un jeune
homme qui esl le capitaine del'expédition prochaine.
Après un quart d'heure d'entretien, nous étions les
meilleur- amis du monde, et Duruof m'offre géné-
reusement une place dans la nacelle, en me donnant
ainsi l'occasion de faire mes premières armes
aériennes.
Je le quitte transporté de joie, mais quelle n est
pas m» stupéfaction quand des amis accueillent mon
PREMIER VOYAGE 3
projet avec la plus grande indifférence, et regrettent
même de me voir engagé dans une semblable aven-
ture ; ils me racontent que Duruoi a essayé déjà de
faire une ascension à Calais, qu'il a crevé son bal-
lon exprès au moment du départ, qu'il ne partira
pas encore cette fois. J'avais en outre à Calais une
partie de ma famille qui me. témoigna la plus vive
inquiétude en cherchant à me donner les meil-
leures raisons possibles pour me détourner de mon
projet. Le voisinage de Calais, me disait-on, est
funeste aux ballons : Pilâtre des Roziers a trouvé
la mort non loin d'ici, Deschamps a failli périr
sur cette plage ; le vent est presque toujours violent
sur les côtes, c'est folie de s'engager dans une telle
aventure.
Toutefois, je tiens bon, je me montre ferme et
résolu. Le samedi 15, je passe la journée à aider
Duruoi' à chercher et à boucher les trous de l'étoffe
de notre ballon. Je cours à la Société humaine
demander des ceintures et des bouées de sauvetage
que nous voulons prendre avec nous, car nous
sommes bien près de « la grande tasse, » suivant
l'expression imagée démon futur capitaine.
Le soir, je m'endors et je ne tarde pas à faire
mille rêves plus ou moins bizarres. Tantôt j'aperçois
le ballon qui crève avant le départ et qui nous laisse
piteusement à terre au milieu des railleries de tous.
Tantôt, au contraire, nous planons triomphalement
dans l'espace au sein des nuages vaporeux, puis
4 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
nous tombons au milieu des flots. Mon imagination
m'ouvre tour à tour le succès et la défaite, le
péril ou le charme du voyage. Les péripéties les
plus extravagantes se mêlent confusément dans
mon cerveau, quand je me sens secouer par un bras
vigoureux.
— Monsieur, il faut vous lever, il est cinq heures
et demie, vous m'avez recommandé de ne pas vous
laisser dormir.
C'est le garçon de l'hôtel qui vient me rappeler à
la réalité. Je cours en toute hâte sur la place d'ar-
mes.
Duruof et son aide Barret sont debout. Le
Neptune est étalé à terre. La pluie tombe à torrents.
Triste spectacle qui me remplit de confusion,
quand je pense que nous ne pourrons peut-être
pas gonfler l'aérostat. Comment aurais-je pu soup-
çonner, en effet, que ces toiles boueuses, allaient
bientôt nous enlever au milieu des nuages ?
— Croyez-vous, dis-jeà Duruof avec anxiété, que
nous pourrons arriver à partir par ce temps-là ?
Le capitaine du Neptune me regarde avec fer-
meté.
— Je vois que vous ne me connaissez pas. Sachez
que j'ai été malheureux sur cette place même. Le
vent n'a pas voulu que je m'élève la dernière fois.
Mais j'ai une revanche à prendre et je ne crains pas
la pluie. Soyez tranquille, nous ferons l'ascension
quand même et quoi qu'il arrive.
PREMIER VOYAGE 5
Cependant le tuyau à gaz ne tarde pas à se gon-
fler sous la pression. Il est engagé dans l'appendice
du Neptune et, à force de soulever la soupape, de
tendre le filet, de déplacer les sacs de lest, la tête
du ballon commence à se soulever de terre, les
passants se rassemblent et le rire d'incrédulité ne
tarde pas à faire place à une attention presque bien-
veillante.
A midi, la pluie cesse , et le ballon domine bien-
tôt la place d'armes, en présence du buste du duc de
Guise, qui semble regarder avec étonnement ce
spectacle si nouveau.
La foule grossit à vue d'œil, Duruof attache la
nacelle aux cordes du cercle, le Neptune soulève des
chapelets de soldats qui se pendent à ses câbles ;
comme un coursier ardent, il semble impatient de
bondir. Un Anglais s'approche alors, il regarde
avec attention l'étoffe du ballon, avec un soin scru-
puleux touche les cordes de la nacelle, examine
attentivement tout l'appareil. Cette investigation me
terrifie. S'il allait offrir à Duruof une somme impor-
tante pour s'élever avec lui, il me prendrait ma
place, et ma bourse ne saurait certainement pas riva-
liser avec la sienne. Quelle angoisse! si j'allais man-
quer une si belle occasion !
Un ami s'approche de moi.
— Vous paraissez inquiet, me dit-il.
— Oui, lui répondis-je, j'ai très-peur. . . . d'être
obligé de rester à terre.
fi HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
Un ballon d'essai esl lancé dans l'espace, mille
regards le suivent des yeux. D'un bond il esl projeté
sur le clocheton de l'Hôtel-de-Ville, puis il s'élève
encore et le voilà qui se dirige dans la direction de
la mer du Nord.
Je regarde Duruof, il est toujours calme et résolu.
Quant à l'Anglais, il s'est évaporé. La perspective
d'une descente au milieu de l'océan a sans doute
calmé ses velléités aériennes.
A quatre heures, Duruof, Barret et moi, nous
montons dans la nacelle, les hommes de manœu-
vre nous soulèvent et nous conduisent sous les
ordres du capitaine, à l'angle de la place opposé à
l'Hôlel-de-Ville. L'excellente musique, dont parlait
l'affiche, fait entendre ses accords mélodieux ....
Nous voilà dans l'espace escortés par le hourra
enthousiaste d'une foule ébahie.
Quelle joie pour le débutant qui se sent molle-
ment bercé par les doux efforts de la brise! quelle
émotion, quand il aperçoit la terre qui s'enfuit, les
villes qui diminuent, l'horizon qui s'élargit, surtout
quand , pour la première fois, il peut contempler
de si haut le double panorama de la terre et de
l'océan.
Quel étonnement de se sentir immobile dans la
nacelle d'osier, bouée flottante, suspendue dans
l'espace sans que le moindre frottement la moindre
sensation de mouvement paraisse l'animer !
D'un bond, le Neptune a gravi le sommet des
PREMIER VOYAGE 7
nuages, que nous traversons avec rapidité, nou*
voilà déjà à 1,200 mètres de haut et la mer s'étend
sous notre nacelle. Duruof regarde la boussole.
— Nous nous dirigeons vers l'Angleterre, s'écrie-
t-il.
Mais, hélas! notre joie est de courte durée, nous
regardons avec plus de soin notre direction, nous
marchons rapidement vers le nord-est, et c'est dans
le milieu de la mer du Nord que le vent nous en-
traine.
Je regarde Duruof; ses yeux sont animés, il semble
réfléchir profondément.
— Que faisons-nous ? me dit-il visiblement ému.
— Je vous ai dit que je vous suivrais partout,
répondis-je avec calme.
— Advienne que pourra! les Galaisiens ne diront
plus que je suis un lâche.
Je pensais alors à Deschamps, ce pauvre aéro-
naute dont on m'avait parlé, qui s'était trouvé à
Calais rn^me, dans une circonstance analogue à la
nôtre. Pour éviter d'aller se perdre au large, il
avait ouvert sa soupape, et était tombé lourdement
sur la plage où il avait failli périr.
La mer agit comme un objectif dangereux qui
amplifie le péril. Malheur à l'aéronaute qui se laisse
prendre à ce vertige ! qu'il ait confiance en son na-
vire aérien, qu'il se laisse entraîner par le souffle
de l'air. N'a-t-il pas de longues heures devant lui,
et le vent ne peut-il pas changer subitement de direc-
8 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
tion ? Qu'il se conlie aux caprices de la brise. Auda-
ces fortunajuvat.
Du reste, la splendeur du panorama qui se déroule
à nos yeux subjugue notre admiration. Aussi nul
sentiment de crainte réelle ne peut avoir prise en
notre esprit, et nous songeons à peine à la marche
rapide qui nous entraîne vers les immensités de la
mer du Nord.
A notre gauche nous apercevons la ville de Calais
qui se dresse comme une cité en miniature sur un
rivage lilliputien; nous voyons distinctement les
jetées du port, et une nuée de spectateurs microsco-
piques ne tardent pas à s'y porter comme l'armée
d'une fourmilière. A nos pieds, la mer transparente
s'étend ù l'infini comme un vaste champ d'émeraudes
que viennent colorer brillamment les rayons solai-
res ; tout ce spectacle est séparé par une légion de
nuages floconneux qui glissent sur un même plan
horizontal, et qui semblent prendre naissance d'un
côté de l'horizon pour se disperser de l'autre. En
jetant nos regards vers le ciel, nous voyons d'autres
nuages violacés qui semblent être soutenus dans
l'air à une grande hauteur, car ils sonttrès-éloignés
de nous, et nous sommes à 1,800 mètres d'altitude.
La température est de 15° centésimaux, nous nous
trouvons à l'aise dans notre nacelle, et j'éprouve une
paisible émotion au milieu de cette implacable séré-
nité de l'atmosphère.
Je n'oublierai jamais cette étonnante procession
PREMIER VOYAGE 9
de nuages qui marchaient avec une extrême rapi-
dité sous notre nacelle. On aurait dit une infinité
de filaments de laine, entraînés par une force invi-
sible. On voyait cette armée de nuées prendre nais-
sance dans le lointain, à l'endroit où la mer se con-
fondait avec le ciel; ces cumulus blanchâtres sem-
blaient s'échapper des flots. Comment la peur où
l'émotion auraient-elles pu nous troubler quand des
scènes si nouvelles, si merveilleuses s'offraient de
toutes parts à nos yeux ! A peine ai-je cessé de
regarder les nuages, qu'un phénomène de mirage
bien inattendu vient ajouter à mon étonnement.
Nous cherchons les falaises de Douvres et nous nous
étonnons bientôt de ne pas voir les côtes de l'Angle-
terre qui ne sont pas bien distantes de notre aéros-
tat; elles sont cachées par un immense rideau de
vapeurs plombées, qui s'étend vers ce côté de l'hori-
zon. Je lève la tête pour chercher la limite de cette
muraille de nuages, et quelle n'est pas ma stupé-
faction quand j'aperçois dans le ciel une nappe ver-
dâtre qui ressemble à l'image de l'océan ! Bientôt un
petit point semble se mouvoir dans cette plage
céleste, c'est un bateau, gros comme une coquille de
noix, et en y fixant avec soin mes regards, je ne
larde pas à constater qu'il navigue à l'envers sur
cet océan retourné ; ses mâts sont en bas et sa quille
en haut. Un moment après je vois l'image du bateau
à vapeur qui vient de partir de Calais pour l'Angle-
terre, et, avec ma lunette, je dislingue la fumée
1.
10 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
qui s'échappe de son tuyau. Voici bientôt deux ou
trois autres barques qui apparaissent au milieu de
cette mer magique, tableau vraiment saisissant,
dune éblouissante fantasmagorie du mirage.
La jetée de Calais n'est pas plus grande qu'une
allumette, mais je distingue encore la foule qui s'y
porte. La plage est couverte de spectateurs ; et par-
mi eux j'ai des affections, des amis qui me regardent
encore! Je pense alors à notre route maudite; je
commence à distinguer le phare de Gravelines ; Dun-
kerque n'est pas loin; nous sommes au-dessus de la
mer du Nord, et je sens que nous, notre nacelle et
notre ballon, nous ne sommes qu'un infime grain de
sable, que les flots pourraient bien facilement en-
gloutir.
Cependant nous observons attentivement les nua-
ges inférieurs qui se meuvent toujours rapidement
sous nos pas, et qui courent comme une myriade de
llocons déneige. miracle! ils se dirigent tous vers
Calais. Tandis qu'à l'altitude de 1,600 mètres nous
voguons vers le nord-est, ces cumulus, que nous
a\ons traversés à G00 mètres de haut, suivent une
marche opposée, et s'élancent vers le sud-ouest.
Nous comprenons alors qu'en laissant descendre
l'aérostat dans la couche d'air inférieur, il revien-
dra sur Calais, au milieu de ces nuages que nous
bénissons, car ils nous apparaissent comme des mes-
sagers qui nous apprennent comment nous pour-
rons revenir au port.
PREMIER VOYAGE 11
— Nous pouvons continuer notre promenade en
mer, dit Huruof avec joie ; quand nous voudrons,
nous reviendrons à terre.
Nous nous laissons donc emporter, sans inquié-
tude, par la brise supérieure; nous savons que près
delà mer le vent souffle vers le rivage. Pendant
que nous nous réjouissons à l'idée de notre retour
inattendu, la foule continue à se porter sur la plage
de Calais, et une profonde émotion y règne au
milieu d'un lugubre silence.
De vieux marins nous regardent avec leurs lu-
nettes :
— Ils sont perdus, disent-ils avec attendrissement !
Pauvres fous! Qu'a'.laient-ils faire dans cette na-
celle ?
Il y avait une heure que nous avions quitté le port;
nous avions fait sept lieues au-dessus de la mer,
et nous pensons que notre promenade a été d'une
durée assez longue ; nous cessons de jeter du lest,
et le ballon, rappelé à la surface de la mer par la
pesanteur, descend rapidement ; nous traversons
une deuxième fois les nuages, et nous voilà à 400
mètres au-dessus des flots. Il est cinq heures!
Nous voyons quelques barques qui accourent à
notre secours, l'une d'elles tire des bordées pour
venir nous rejoindre; mais nous ne tardons pas à
comprendre que nous allons nous passer de ce
secours.
La brise superficielle nous entraîne, nous volons
12 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
rapidement au-dessus des flots, Calais grandit à vue
d'œil; le vent nous ramène au point de départ.
En un quart d'heure nous sommes revenus, et
voilà bientôt le Neptune qui traverse Calais aux
applaudissements frénétiques de toute la foule. En
passant au-dessus de la jetée, je regarde attentive-
ment les groupes de spectateurs, et quelle n'est pas
ma surprise quand j'aperçois mon frère qui me
regarde et me fait signe de la main ! — Étrange effet
du hasard ou d'un magnétisme mystérieux ! Il y a
là dix mille regards qui se croisent avec le mien, et
mes yeux sont attirés vers celui que je cherche avec
le plus d'émotion ! — Nous revoyons la place d'Ar-
mes qui est déserte, car tout le monde est sur le
rivage ; je distingue encore le buste du duc de Guise,
qui seul ne lève pas la tête !
L'équipage du Neptune est dans la joie; je serre
la main à Durunf, à Barret, et je leur fais judicieu-
sement observer que notre excursion en mer ne
nous a donné ni nausées, ni mal de cœur. Une pin-
cée de lest nous fait monter de nouveau, et cette
fois nous admirons la campagne qui se déroule à
notre vue. Je regarde le guide-rope qui pend de
notre nacelle :
— Attention, Duruof! l'extrémité de notre corde
va toucher terre.
— Ëtes-vous fou! nous sommes à 1,400 mètres
au-dessus du sol.
Notreguide-ropeavaitl30mètresdelong;mesyeux
PREMIER VOYAGE 13
m'en faisaient voir l'extrémité contre le sol, ils ne
me trompaient que de 1 ,270 mètres ! Simple erreur
d'un débutant inaccoutumé avoir les objets de haut.
Plus loin, ce sont des points blancs qui s'agitent
lentement dans une prairie; je cherche en vain à
donner un nom à ces singulières formes qui m'intri-
guent ; ma lunette me montre quelques vaches qui
paissent tranquillement sans se soucier du regard
indiscret qui leur est lancé du ciel.
A 5 heures 35 minutes nous sommes revenus près
de terre, notre guide-rope rase un champ, et fait
voltiger autour de lui les bottes de foin qu'on y a
placées", des paysans accourent, et nous leur deman-
dons où nous sommes :
— Route de Boulogne, s'écrient-ils.
L'un d'eux va saisir notre corde, mais nous ne
voulons pas encore revenir à terre. Duruof me dit
de jeter du lest, et dans mon inexpérience j'en vide
un sac presque entier; nous sommes 'ancés dans
l'air jusqu'à 1,800 mètres de haut, et à ce moment
nous nous trouvons enveloppés par des nuages te -
lement épais, tellement denses que nous perdons de
vue l'aérostat; c'est à peine si nous pouvons nous
voir, et il nous semble que nous sommes soutenus
dans la brume grisâtre par des liens invisibles. Les
impressions qui occupent mon esprit sont alors con-
fuses et étranges ; elles ressemblent assez bien à
celles d'un rêve invraisemblable. Ma vue est bornée
par ces vapeurs denses et lourdes qui nous envi-
14 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
remuent , le Neptune est caché sous ce voile opa-
que; notre panier d'osier paraît immobile ; c'est
la raison seule qui peut nous guider et nous rappe-
ler jue nous sommes à 2 kilomètres au-dessus du
niveau des passions humaines.
Depuis le matin nous avions rudement travaillé
au gonflement, et notre estomac était vide. J'ouvre
une des boites de la nacelle, et j'en tire un poulet
que nous dévorons avec un appétit aérien, nous
buvons un verre de vin, nous soupons au milieu
d'un bain de vapeur. Je jette par-dessus bord un
os que je viens de ronger, Duruof me l'ait obser-
ver que je commets une imprudence en délestant
ainsi l'aérostat ; je crois qu'il plaisante, mais je suis
forcé de me rendre à l'évidence en regardant le
baromètre.... Nous montons de 20 à 30 mètres....
tant eat sensible le ballon bien équilibré dans l'air.
Une plume, dans certain cas, pourrait en changer
l'altitude.
Cependant les vapeurs semblent se dissiper, des
nuages épais nous cachent la terre , mais nous voyons
le soleil qui disparait à l'horizon,... il est rouge
comme un disque de l'eu: mille rayons étincelants
illuminent le ciel , et projettent au loin notre ombre
sur l'immense vallée de nuages qui s'étend autour de
nous. Ce sont de vastes mamelons blancli'ilres qui
ne ressemblent plus à des vapeurs légèi es , mais à
des montagnes de neige; les ombres foncées s'é-
tendent au milieu de mystérieux ravins, et donnent
PREMIER VOYAGE 15
un imposant relief aux ondulations de ce monde
féerique.
Où sommes-nous actuellement ? Le vent ne nous
a-t-il pas portés sur les continents ? Ne nous aurait-
il pas lancés une seconde fois sur mer? il est sept
heures !
Barret nous fait observer qu'on entend un vague
murmure sous les nuages ; un son continu, mélodieux
et tout à la fois menaçant et terrible, frappe nos
oreilles.
Serait-ce la mer?
Uu coup de soupape nous fait rapidement des-
cendre, nous perçons les nuages, et nous voyons,
non pas la terre, ni la verte campagne, mais la nappe
immense de l'Océan !
« La mer ouvre ses golfes brûlants à mes yeux
étonnés.... Devant moi, le jour; derrière moi, la
nuit; le ciel, au-dessus de ma tête; sous mes pieds,
les flots (1). »
Le soleil s'est sensiblement rapproché de Fonde
qu'il nuance de mille tons vermeils, et la nuit com-
mence à couvrir la mer de son obscur manteau. . . .
Quelle imprudence nous avons commise! N'est-ce
pas trop tenter la fortune que d'être retourné encore
au milieu de l'Océan , aprèj nous en être échappés
une première fois, comme par miracle. Mais il n'est
plus temps de délibérer, 1 faut agir.... Le souille
U) Gœthe.
15 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
puissant de la brise superficielle nous entraîne, et
nous n'oublions pas qu'il nous a sauvés déjà ! Bientôt
un cap s'élend devant nous comme une mince proé-
minence, et grandit à vue d'œil ; mais le Neptune
va-t-il pouvoir en atteindre la côte , ou en dépassera-
t-il, au contraire, la pointe extrême pour continuer,
en pleine mer, sa course rapide? Après la mer du
Nord, nous avons la Manche comme perspective.
La nuit tombe, le ciel se voile ; chaque seconde
l'hésitation compromet le succès d'une périlleuse
descente. Le moment est vraiment solennel ; tous
trois à bord de notre frêle esquif, nous sommes silen-
cieux, regardant attentivement le phare qui domine
la pointe du cap , et nous efforçant de deviner si nous
allons aborder ces côtes qui sont le seul espoir
de salut. Je n'oublierai jamais ces quelques minutes
d'angoisse, où l'idée d'une mort tragique envahis-
sait malgré moi ma pensée. — Je crojais pour ma
part que notre route nous conduisait bien au-delà
des falaises, et que nous allions être obligés de nous
jeter à la mer, dans l'impossibilité où nous étions
de flotter au hasard pendant la nuit dans les immen-
sités delaMancheet de l'Océan! Je regardais machi-
nalement le disquesolaire que je n'avais jamais vu d'un
rouge si sanglant; il planait sur l'immensité comme
un aérostat enflammé, qui allait bientôt s'englou-
tir dans le sein des flots.... Par moments mon imagi-
nation me le montrait comme une grande et bienfai-
c! »nte figure qui me disait peut-être un dernier adieu !
PREMIER VOYAGE 17
Tantôt mes yeux se reportaient sur le rivage encore
lointain , et il me semblait entrevoir tous ceux que
j'aime, qui allaient me recevoir dans leurs bras;
tantôt mon regard errait à la surface de la mer, où
quelques barques bondissaient sur les vagues
écumantes. C'était un sentiment confus, indécis,
qui s'emparait de mon esprit ; il y avait du rêve dans
cette période de mon voyage. Je distingue cependant
toutes les scènes de ce panorama, et j'entends le
murmure monotone, sombre de l'Océan, qui
monte jusqu'à notre nacelle, et qui remplit notre
âme d'un triste pressentiment! . . .
Tout à coup Duruof pousse un cri de joie ; je me
retourne, et, cette fois, nous ne pouvons plus douter
que le vent nous jette sur le rivage. Il va falloir agir
et le courage renait chez l'équipage ! Nous sommes
tirés brusquement de nos réflexions, l'espérance
nous ranime. Duruof ouvre la soupape du ballon,
qui rase bientôt la surface des flots; Barret s'empresse
en même temps de jeter à la mer le grappin que
nous remorquons à notre suite, et moi-même, ras-
suré par la froide énergie de mes compagnons , je ne
tarde pas à lancer l'ancre sur le rivage , au comman-
dement de notre vaillant capitaine. L'ancre est re-
tenue par une dune de sable , et le Neptune vient
s'affaisser, avec la rapidité de l'éclair, sur le som-
met d'un monticule gazonné ; un troupeau de mou-
tons , qui paissait ces maigres herbages , se sauve à
toutes jambes comme poursuivi par quelque loup
18 UIST01KE DE MES ASCENSIONS
fantastique , tandis que des jeunes paysannes, saisies
d'un effroi pour le moins aussi grand, roulent effa-
rées les unes sur les autres.
Cependant quelques hommes s'approchent réso-
lument; à leur tète est l'intrépide Maillard, le sous-
gardien du phare du Gris-Nez, l'infatigable sau-
veteur; il a flairé un naufrage et vole au secours
des passagers; ses pieds sont ensanglantés, il s'est
précipité du haut de la falaise pour voler à notre
aide. Il se jette aux. câbles que lui lance Duruof;
deux pêcheurs qui le suivent imitent son élan.
Malgré ce secours, le Neptune bondit encore ; une
rafale qui s'élève va nous enlever , nous et nos sau-
veteurs , à la traîne; Duruof a vu la mer de l'autre
coté du cap, il sait qu'un bond va nous relancer
dans l'Océan; il saisit à deux mains la corde de dé-
chirure, qui ouvre le ballon et l'affaisse instantané-
ment sur nos têtes.
En nous serrant la main avec effusion , le brave
Maillard raconte qu'il a vu bien loin, en pleine mer,
une petite poire qui se découpait sur l'horizon; sur
le premier moment, il croyait avoir au bout de son
télescope un ballonneau échappé des mains d'un
enfant; c'est en nous voyant nous agiter dans la
nacelle qu'il comprit son erreur, il crut alors
que , comme Blanchard et Green , nous venions de
traverser la Manche. Loin d'être rassuré en nous
voyant sains et saufs , il nous avoue qu'il ne crain-
drait pas de se hasarder en plein Atlantique sur un
PREMIER VOYAGE 19
radeau de sauvetage , mais que, pour un million, il ne
se déciderait jamais dans le plus beau ballon du
monde.
Il nous apprend aussi que, de l'autre côté du cap,
à quelques centaines de mètres du Mont-Aigu où
nous avons atterri, s'élève le tombeau d'un aéro-
naute; c'est celui de l'illustre Pilâtre des Roziers,
qui vint se briser sur les rochers , il y a près d'un
siècle ! Le lendemain, nous devions aller rendre visite
à cette âme intrépide , et nous prosterner devant la
pierre près de laquelle le plus grand des aéronautes
trouva la plus glorieuse des morts ! Je n'oublierai
jamais cette humble pierre où repose cette vaste et
intrépide intelligence que son courage, que son
amour pour la science conduisirent au néant. « Que
n'as-tu- vécu plus longtemps , 6 brave Pilâtre ! Mais
ton esprit si ardent et si passionné nous anime ! S'il
y avait encore aujourd'hui beaucoup d'hommes de ta
trempe , que de progrès s'accompliraient dans l'art de
l'aérostation , vivifié sans cesse par de nouvelles ins-
pirations ! Mais la force de la matière inerte e.st
aveugle , les éléments dans leur fureur écrasent le
fort comme le faible , et ta destinée te conduisit au
martyre , quand tu avais à peine pris possession de
la vie! »
La nuit couvre bientôt de son manteau les dunes et
les falaises , et tandis que nous nous occupons de
démêler le filet du Neptune et de replier son
étoffe, l'autorité fait son apparition sous les traits
«0 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
d'un douanier qui demande nos passe-ports , et se
met en demeure de visiter notre nacelle et tous nos
bagages. Un peu plus , il entrerait dans le ballon lui-
même (1).
Je laisse Duruof et les pêcheurs continuer leur
besogne au milieu des ténèbres , et je cours au
sémaphore envoyer à Calais une dépêche télégra-
phique qui va rassurer notre famille et nos amis. Je
n'avais pour me guider au milieu des rochers qu'une
mauvaise lumière , et je me serais cent fois cassé les
jambes, sans le secours d'un pêcheur bienveillant
qui me prévenait des mauvais pas ; l'employé du
télégraphe dormait déjà, mais il se met à son poste
avec une rare complaisance, il envoie ma dépêche, et
je reçois immédiatement une réponse qui m'apprend
que tout le monde est dans la joie. Je retourne trou-
(1) Voici le certificat de notre descente:
MAIRIE DAUDINGHEM.
Je soussigné, maire d'Audinghem (Pas-de-Calais),
certifie que, le 17 août 1868, à 7 heures 55 minutes, les
habitants des hameaux de la commune d'Audinghem ont
aperçu en mer, à une grande distance, un aérostat qui,
venant du nord, se dirigeait vers la pointe du cap Gris-
Nez, où il a pu atterrir à 8 heures 30 minutes sur la partie
du cap nommée Mont-Aigu, sans occasionner ni dom-
mage, ni accidents.
Cet aérostat, le Neptune, était dirigé pap M. Duruof,
assisté de M. Barret, et accompagné de M. G. Tissandier,
chimiste.
PREMIER VOYAGE U
ver mes compagnons; le Neptune est plié dans la
nacelle , les paysans, les marins , les pêcheurs sont
accourus en foule , et nous revenons triomphalement
au village d'Audinghem. Les braves gens qui nous
accompagnent sont dans l'enthousiasme. Ces hardis
pêcheurs , qui vivent sans cesse au milieu des flots,
parmi les dangers et les tempêtes , nous regardent
comme des héros, et cependant la frêle barque à la
cime des vagues est plus exposée que l'aérostat au
milieu des airs ! Mais ces marins n'ont jamais vu
de ballons , et leur admiration les aveugle. Ils nous
considèrent comme des demi-dieux, qu'un miracle
a sauvés d'une mort certaine. Nous cheminons len-
tement à travers les dunes , et nous arrivons bientôt
au milieu d'un humble village où nous trouvons l'hos-
pitalité dans une auberge. Nous nous faisons servir
de la bière et nous trinquons avec tous ces pêcheurs
qui nous accablent de questions; nous parlons
de nos aventures. Pour ma part, j'éprouve une in-
dicible joie à me retrouver à terre , et je ne puis
m'empêcher de me réjouir en entendant, cette] fois
sans inquiétude, les rafales du vent et le mugisse-
ment lointain de la.nier.
Notre festival se prolonge jusqu'au milieu de la
nuit, et nous nous couchons, mes compagnons de
voyage et moi , dans trois lits placés dans une même
pièce , lits comme on n'en a jamais vus , et dont les
matelas semblaient bourrés des silex de la plage.
Épuisé de fatigue, je veux m'endormir, mais ma
K HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
couche est habitée par de nombreux insectes qui me
dévorent et qui me torturent à un tel point qu'il
m'est impossible de fermer l'œil. En les chassant, je
m'aperçois qu'ils appartiennent à la classe des para-
sites qui n'ont pas d'ailes. Sont-ils jaloux des aéro-
nautes ? Duruof et Barret ne sont pas plus ménagés
que moi. Nous allumons les chandelles et nous cau-
sons, puis nous essayons encore de dormir, mais
nos ennemis sont affamés. Contraints d'abandonner
la place, nous quittons le champ de bataille, c'est-
à-dire nos lits ; nous nous levons à trois heures du
matin et nous allons nous promener au milieu des
falaises escarpées du Gris-Nez. Nous parcourons
d'immenses rochers que la vague a détachés des
côtes pierreuses, et nous admirons ce désordre vrai-
ment grandiose, cet entassement formidable, cette
architecture fantastique que la main de la nature
façonne sans cesse avec un art indicible. Ces récifs
du Gris-Nez, une des plus admirables merveilles
des côtes de la France, sont fort peu connus; il
n'est pas nécessaire de monter en ballon pour les
visiter, et nous conseillons au lecteur d'y faire une
excursion, quand il passera à Calais ou à Bou-
logne.
Nous allons retrouver notre aérostat, et à cinq
heures, Maillard, le douanier, et quelques pêcheurs
de l'endroit viennent nous joindre. Nous louons une
charrette qui ramène le Neptune à la gare de Mar-
quise, éloignée de quelques lieues, et nous trou-
PREMIER VOYAGE 23
vons un char-à-bancs qui nous conduit au même
endroit.
k deux heures, le chemin de fer nous avait ra-
menés au port , à Calais , où une grande foule nous
attendait ; tout le monde nous questionne , nous ac-
clame , on ne nous laisse pas le temps de changer
de vêtements , on nous entraîne à dîner, et le Cham-
pagne remplit nos verres.
Le train de Paris ne part que vers une heure du
matin, et pour finir dignement une soirée si bien
commencée , nous allons nous promener sur la jetée
de Calais, une des plus longues qui soit en France.
L'Océan est en fureur, et les lames se heurtent avec
fracas contre les assises de bois , cimentées dans le
sable. — L'obscurité du ciel est complète , mais la
mer est phosphorescente , et jette dans l'air mille
feux éblouissants ; l'écume blanchâtre est remplacée
par des rubans de lumière, et chaque vague, en rou-
lant sur elle-même, brille d'une mystérieuse clarté.
On a vu par le récit qui précède que dans
notre expédition maritime nous avons eu le rare
bonheur de pouvoir nettement constater la mar-
che en sens inverse de deux couches d'air super-
posées, et de profiter avec succès de leur action.
Ce fait, qui jusqu'alors n'avait jamais été aussi sûre-
ment observé, offre une réelle importance, et montre
nettement qu'il reste encore à l'art de I'aérostation
un vaste champ à conquérir dans l'étude de la direc-
tion des vents.
24 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
Bien souvent, comme on l'a constaté depuis à
plusieurs reprises, l'atmosphère est ainsi découpée
en couches aériennes qui se meuvent dans des di-
rections différentes , et bien souvent aussi l'aéro-
naute pourrait se diriger si , comme l'oiseau qui
plane, il cherchait à diverses altitudes le courant
aérien qui lui est favorable.
Si le temps ne nous avait pas fait défaut dans no-
tre première ascension de Calais, nous aurions pu
confirmer brillamment cette assertion , en répétant
un grand nombre de fois la première manœuvre faite
en face.de Calais; on aurait vu le Neptune suivre
alternativement à des hauteurs diverses, deux routes
différentes, et gagner peu à peu les côtes de
l'Angleterre, en tirant des bordées comme un
navire à voiles. En effet, les deux courants super-
posés suivaient deux roules qui n'étaient pas abso-
lument opposées ; elles faisaient entre elles un angle
appréciable [1).
(1) Ce chapitre est en grande partie extrait des Voyages
aériens, publiés par la librairie Hachette , en 1870.
CHAPITRE II
Ascension du Conservatoire des Arts et Métiers
à Saint-Germain-d'Aulnay (Orne).
Dimanche, 13 septembre 1868 (1).
Le ballon le Neptune s'éleva à midi '20 minutes du
jardin du Conservatoire des Arts et Métiers , où M. le
général Morin avait bien voulu nous autoriser à ef-
fectuer notre départ. Jules Duruof avait été obligé
de donner à l'aérostat une force ascensionnelle assez
considérable en raison de l'espace resserré où le
départ avait dû s'accomplir. Aussi nous montons
rapidement jusqu'à 1,200 mètres, admirant le
splendide panorama de Paris que, pour la première
fois , je contemple à cette altitude. Nous suspendons
au cercle nos instruments, nous descendons notre
guide - rope , et nous nous disposons à exécuter nos
expériences, que nous avons exécutées pendant
quatre heures consécutives avec autant de précision
que dans un laboratoire terrestre.
(1) Cette ascension a été faite avec le concours de
J. Duruof, qui se chargeait de la conduite de l'aérostat,
et avec la collaboration de M. W. de Fonvielle.
2 6 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
Pendant presque toute la durée du voyage , nous
avons plané au milieu d'un cirque de nuages, ayant
un diamètre apparent d'au moins 150 degrés de
valeur angulaire. Ce cercle, très-régulier, très-
homogène , un peu plus noir du côté de l'orient que
du côté opposé ; produisait un spectacle vraiment
admirable. Le ciel était d'un bleu très-pur surtout
dans le voisinage du zénith, et la terre s'apercevail
constamment au-dessous de la nacelle, même au
moment où l'aérostat est parvenu à sa plus grande
bauteur à 3 heures 20 minutes (2,850 mètres).
Cet effet curieux de cirque du vapeur est proba-
blement dû à la transparence de certains nuages qui
ne se laissent entrevoir que sous une certaine épais-
seur; vus dans la verticale, sous une faible épais-
seur, ils sont transparents, mais horizontalement,
sous une plus grande épaisseur, ils sont opaques
et s'entrevoient à une certaine distance de l'œil,
en produisant ainsi l'aspect d'un cercle tout autour
de l'observateur.
L'ombre du ballon, qui se découpait nettement à
la surface du sol, nous a suggéré l'idée de la possi-
bilité de son emploi pour quelques déterminations
importantes, auxquelles on n'avait pas encore songé
précédemment.
Le mouvement de cette ombre, comparé à la
direction de l'aiguille aimantée, donne très-nette-
ment l'angle de la route ; son observation peut
encore servir à éluder les rotations souvent fré-
DEUXIEME VOYAGE 27
queutes de l'aérostat, ce qui fournit le moyen d'in-
iroduire des corrections dans les observations rela-
tives aux oscillations de l'aiguille aimantée. L'ombre
du ballon peut être encore appelée à déterminer la
déclinaison du soleil : il suffirait de l'observer à
midi dans un lieu dont on connaît la longitude, la
latitude et l'altitude. Elle est susceptible de servir à
vérifier la loi des hauteurs barométriques. Pour
arriver à de telles déterminations, il suffirait, con-
naissant le diamètre réel du ballon, de mesurer le
diamètre apparent de l'ombre avec une lunette à
réticule mobile autour d'un cercle gradué. Un fil à
plomb donnerait la verticale : on aurait ainsi la lon-
gueur de la ligne menée du centre de l'aérostat, la
valeur de l'angle qu'elle forme avec la verticale, et
pour avoir l'altitude vraie du ballon, il n'y aurait
plus qu'à résoudre un triangle rectangle (1).
Pendant que nous avions observé notre ombre
sur le sol, je m'étais risqué à jeter par-dessus bord
une bouteille vide. Je la vois qui tombe lentement
et je la suis des yeux. Mais jamais je ne n'avais fait
l'expérience de la chute des corps sur une aussi
vaste échelle, et je ne supposais pas d'abord que ma
bouteille mettrait un temps considérable à toucher
la terre. Qui plus est, participant encore au mou-
(1) Voyages aériens, par J. Glaisher, G. Flammarion.
W. de Formelle et G. Tissaudier. Hachette .et O,
p. 434.
23 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
vement du ballon, elle suivait notre nacelle. Je
l'avais lancée au-dessus d'un champ, mais elle
tombe toujours et la voici qui arrive au-dessus
d'un village. Si elle louche une maison, elle va cer-
tainement, tombant de si haut, la traverser depuis
le toit jusqu'à la cave. Heureusement, elle continue
toujours sa promenade rapide et ne touche terre
que dans un champ éloigné.
Cette histoire me rappelle l'anecdote que rap-
porte Arago sur la chaise de Gay-Lussac, et que je
reproduis textuellement: « La gravité du sujet, dit
Arago en parlant de l'ascension de Gay-Lussac, ne
doit pas m'empêcher de rapporter une anecdote
assez singulière, dont je dois la connaissance à Gay-
Lussac. Parvenu à 7,000 mètres, il voulut essayer
de monter plus haut encore, et se débarrassa de
tous les objets dont il pouvait rigoureusement se
passer. Au nombre de ces objets figurait une
chaise en bois blanc que le hasard lit tomber sur un
buisson, près d'une jeune fille qui gardait les mou-
tons. Quel ne fut pas l'étonnement de la bergère!
comme l'eût dit Florian. Le ciel était pur, le ballon
invisible. Que penser de la chaise, si ce n'est qu'elle
provenait du paradis ? On n'avait à opposer à celte
conjecture que la grossièreté du travail ; les ouvriers,
disaient les incrédules, ne pouvaient , là-haut, être
si inhabiles. La dispute en était là, lorsque les
journaux, en publiant toutes les particularités du
voyage de Gay-Lussac, y mirent fin, et rangèrent
DEUXIEME VOYAGE 29
parmi les faits naturels ce qui jusqu'alors avait paru
un miracle. »
A l'altitude de 2,400 mètres, nous avons subi
l'influence d'un effet physique curieux : une sen-
sation de froid très-pénétrant, unie à une im-
pression de chaleur intolérable, causée par l'ardeur
des rayons solaires traversant un air sec. A l'alti-
tude de 2,850 mètres, le Neptune, subissant cette
action du froid, s'est mis à descendre précipi-
tamment jusqu'en vue de terre (280 mètres), et
Duruof a dû vider plusieurs sacs de lest pour em-
pêcher notre eboe contre le sol. Après avoir atteint
l'altitude de 1,200 mètres, la descente s'est opérée
en Normandie, dans des circonstances dramatiques
toutes particulières.
Le vent, assez faible dans les régions élevées de
l'air, était rapide a la surface du sol. Aussi l'ancre
jetée se trouvait-t-elle rapidement remorquée par
le ballon, tout en traînant contre terre.
Tout à coup, elle glisse dans une mare, et s'y in-
cruste d'une manière invincible. Le ballon est jeté
violemment au bout du câble long de 70 mètres ; il
se crève et s'aplatit subitement en se vidant. Nous
nous croyons perdus. Mais le vent s'engoulïre dans
l'étoffe vide, et amortit singulièrement notre chute
contre terre, en nous y ramenant attachés à l'extré-
mité de la corde, comme à un vaste cerf-volant. —
L'effet du vent fut si considérable sur la ^corde
d'ancre, que celle-ci. longue de 70 mètres, se
i.
30 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
trouva allongée par cet effort de 8 mètres environ.
Le chnc à terre fut assez rude ; Duruof se trouva
lancé en dehors de la nacelle, tandis que le panier,
se renversant, nous y emprisonnait sens dessus
dessous, W. de Fonvielle et moi. Aucun de nous
n'avait la moindre blessure.
CHAPITRE III
Ascension au milieu des nuages à neige.
Dimanche, 8 novembre 1868.
Le ciel était fort brumeux dans la matinée du di-
manche 8 novembre 1868. Dès le matin, Gabriel
Mangin qui avait mis à notre disposition son ballon
r Union, cubant 1,000 mètres, commença le gon-
flement. A onze heures l'aérostat se berce gracieu-
sement sous les ondulations du vent. Mon frère,
Albert Tissandier, qui va débuter dans la carrière
aérienne , et moi , nous prenons place dans la na-
celle avec notre pilote aérien.
Nous nous élevons lentement au milieu de la
neige qui tombe en grande abondance, bientôt
nous ne distinguons' presque plus la terre qui
s'étend bien loin sous nos pieds. Dans le lointain
nous apercevons encore les gazomètres de l'usine
à gaz de La Villette ; le groupe de nos amis qui
nous saluent de la main nous apparaît confusément
à travers les flocons qui nous entourent. Nous
offrons, du reste, à ce que nous avons su plus tard,
32 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
un remarquable spectacle pour tous ceux qui nous
regardent. L'aérostat dans les airs semble attirer à
lui les parcelles de neige qui se heurtent à sa
surface. Il paraît entouré d'une auréole d'une
blancheur étincelante ; c'est un énorme glaçon flot-
tant au milieu d'un tourbillon de neige.
Cette croûte de glace nous appesantit singuliè-
rement, nous ne montons qu'en vidant à la l'on
plusieurs sacs de lest ; grâce à ce délestage, nous
nous élevons à 1,800 mètres d'altitude et nous
assistons au curieux tableau de la formation de la
neige. Tout à l'heure de gros flocons voltigeaient
autour de la nacelle; maintenant ce sont des pai-
lettes brillantes, presque irisées, qui s'attire ,t,
s'agglomèrent et grossissent à vue d'œil, à quelques
centaines de mètres sous la nacelle. Au-dessus de
nos têtes, la nuée est moins épaisse, plus trans-
parente, et on devine que le soleil n'est pas lo'n ;
mais notre aérostat, chargé de neige, n'a pas la force
de monter. La température n'est pas très-basse,
car le thermomètre marque seulement un degré
au-dessous de zéro. Du reste, on ne se lasserait pas
d'admirer ce jeu de la cristallisation de l'eau que
nous saisissons pour ainsi dire sur le fait, et mon
frère, en sa qualité d'artiste, manifeste surtout sa
profonde admiration. C'est, comme je l'ai dit, la
première fois qu'il a quitté la terre ferme dans la
nacelle d'un ballon, mais il oublie qu'il est sus-
pendu dans les airs, et il prend un croquis de ce
TROISIÈME VOYAGE 33
qu'il voit, tout comme s'il était encore sur le plan-
cher des dessinateurs.
Midi. — Tout autour de nous, en haut, en bas.
à droite,' à gauche, c'est une sarabande de cristaux
microscopiques qui décrivent de toutes parts mille
courbes capricieuses, mille sinuosités bizarres; ils
s'attirent, se repoussent, s'agglomèrent el retombent
en tourbillonnant jusqu'à la surface du sol.
Nous nous sommes décidés à sacrifier du lest et,
malgré la neige, nous montons encore. Je voudrais
lancer notre ballon à travers cette brume demi-
transparente qui me cache encore les rayons so-
laires, je voudrais traverser ces vapeurs translucides
et voir le soleil qui nous donnerait des ailes. — En
sept minutes nous montons de 200 mètres seule-
ment. Quelle pénible ascension! Mais comment
vaincre ce poids qui charge sans cesse les épaules
de notre coursier? Tout ce que nous pouvons
faire, c'est de dépasser le niveau de 2,200 mè-
tres. — Les parcelles de glace sont très-ténues ; on
dirait une infinité d'aiguilles cristallines. Encore un
effort et nous verrons le soleil ; nous avons assez de
lest, pour franchir ces dernières plages aériennes
au-dessus desquelles l'astre doit briller.
Midi quinze. — Nous tenons un conseil de guerre,
et d'un avis unanime nous décidons qu'il ne faut pas
songer à nous élever encore. Pour dépasser ces der-
nières assises de vapeurs, il faudra épuiser nos
34 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
forces , c'est-à-dire sacrifier le dernier lest qui est
notre salut. — Si nous avons le malheur de plonger
notre navire aérien dans l'océan de lumière qui
brille au-dessus de nos têtes, la couche de neige qui
nous appesantit ne manquera pas de se fondre, nous
perdrons cette eau solidifiée qui n'aurait jamais dû
se condenser sur nos toiles , et, délestés d'un poids
considérable , nous serons emmenés malgré nous vers
les hautes régions. Quand nous quitterons les couches
supérieures de l'air, où nous aurons pu admirer d'en
haut les nuages chargés de neige, quand nous re-
viendrons à terre appelés par cetle force invincible
de la pesanteur, de nouveaux flocons nous alourdi-
ront encore, ils augmenteront de moment en
moment la vitesse de notre descente , et comme nous
n'aurons plus de lesta jeter, comme nous aurons
dû gaspiller ce qui est notre vie dans les plaines
atmosphériques , nous toucherons la terre avec une
force telle que nous serons sans doute brisés par le
choc. — Gravir encore les plages aériennes serait
témérité, il faut regagner lentement le fond de notre
océan gazeux qu'on appelle la terre.
Midi vingt-cinq. — Nous entendons distinctement
des voix humaines et le roulement d'une voiture. . . .
Jamais bruit terrestre n'avait frappé mon oreille à
cette altitude (1,800 mètres \ La neige, qui a dé-
barrassé l'airde l'humidilé qu'il renfermait , l'a sans
doute rendu meilleur conducteur des rayons]
sonores.
TROISIÈME VOYAGE 35
Llidi quarante-cinq. — Nous voilà rapidement
revenus à l'altitude de 1,000 mètres au-dessus du
niveau du sol. Je retrouve les mêmes flocons de
neige qui, plus abondants, plus épais que tout à
l'heure, exécutent toujours leur danse aérienne.
L'air est encore presque sec, comme l'indique le
psychromètre , et la terre ne se montre pas.
Le ballon ne tarde pas à descendre avec une as-
sez grande rapidité; noire provision de lest est
épuisée ; il faut revenir en vue de terre. Les flocons,
très-épais à cette hauteur, nous cachent à quelques
paysans de la localité que nous apercevons sur une
route et que nous appelons en vain à notre aide de
toute la force de nos poumons. Nos cris les font re-
tourner cependant les uns après les autres, mais
aucun d'eux ne lève la tête et ne semble se douter
que nous planons au-dessus. La brume terrestre
serait-elle plus transparente de haut en basque dans
le sens inverse?
Nous rasons bientôt la surface du sol.... Notre
guide-rope touche terre, et la nacelle de Y Union est
brusquement jetée au milieu d'un champ. Je détache
l'ancre qui mord, tandis que Mangin ouvre la sou-
pape, puis la referme subitement; nous sommes
arrêtés par notre corde. Des paysans accourent et
nous apprennent que nous sommes à Chennevières-
sur-Marne.. .. Notre course n'a pas été rapide, car il
y a une heure et demie que nous avons quitté Paris;
il n'est pas tard, et je ne veux pas encore dégonfler
3fi HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
notre aérostat, pensant que le manteau qui le re-
couvre ne tardera pas à fondre. Le temps parait un
peu s'éelaircir, et si le soleil allait se montrer, il
sécherait bien vite nos toiles et nous permettrait
peut-être d'exécuter une seconde ascension.
Les habitants de la localité grossissent en nombre,
et un aimable propriétaire de Chennevières, M.
Rouzé. qui a couru avec ses deux lils après notre
guide-rope, au moment où il rasait les champs,
nous invite à déjeuner. J'accepte l'offre aimable
d'une hospitalité inattendue, mais cependant je. ne
veux pas quitter mon cheval aérien , craignant
qu'il ne prenne le mors aux dents pendant mon
absence.
— Ne vous inquiétez de rien , me dit notre hôte,
je vais vous faire porter à la porte de ma maison.
Ce qui est dit est fait : quelques bras vigoureux
nous saisissent, soulèvent notre nacelle dans la-
quelle nous demeurons tranquillement assis, et nous
voilà triomphalement remorqués à travers champs
par une bande joyeuse qui nous acclame. Ce ballon
couvert de neige, soulevé par quelques hommes et
penché par le vent, ces paysans qui l'entourent en
poussant des cris de joie , ces chasseurs et leurs
chiens , ce garde-champêtre , forment le plus curieux
tableau. Notre voyage, quoique terrestre, n'en
offre pas moins le charme d'une excursion aérienne.
Nous franchissons ;iinsi la terre labourée jusqu'à la
route de Chennevières, que nos conducteurs nous
TROISIEME VOYAGE 37
font traverser habilement, sans qu'aucune branche
ait atteint le ballon.
Nous passons encore, sans difficullés cette fois,
au-dessus d'une autre plaine, et je donne le signal
de la halte sur un avis de notre hôte , qui m'a ap-
pris que nous étions chez lui. Mangin, mon frère et
moi , nous descendons de la nacelle et je remplace
notre poids par celui de quelques grosses pierres que
j'aperçois sur une route voisine. Pour faciliter le
transport de ces matériaux, j'organise une chaîne
humaine avec les paysans de bonne volonté et je
charge notre panier d'osier de pavés et de moellons
qui le rivent solidement à la terre labourée. Ces
manœuvres, si simples qu'elles paraissent, ne s'exé-
cutent pas toujours facilement, car l'enthousiasme des
gamins qui accourent toujours en grand nombre en
pareille occurrence, est difficile à maintenir. Les uns
se pendent à nos cordes et y voltigent comme une
balançoire; les autres frappent l'étoffe du ballon, et,
sans penser à mal , ils mettraient tout en pièces si on
n'y mettait ordre.
M. Rouzé nous fait entrer dans sa charmante villa,
et nous sommes admirablement reçus par une société
si aimable que je doute qu'on en trouve de pré-
férable au ciel même. On a garni la table en notre
honneur de bons plats et d'excellents vins, nous
faisons très-bon accueil à tout ce qui nous est offert.
La neige nous a valu un violent appétit; tout en
maniant la fourchette , je ne peux m'empècher de
a
38 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
rire à l'idée crue nos amis , qui nous ont vus partir,
supposent sans doute que nous sommes en train de
geler dans les hautes régions de l'atmosphère!
Comme ils sont loin de soupçonner que nous
déjeunons dans une honne salle à manger, bien
chaude et bien confortable!... N'avais-je pas bien
raison de dire au départ que le touriste en ballon ne
peut battre ces buissons aériens qu'on nomme les
nuages, sans faire quelque rencontre étrange, im-
prévue?
La conversation s'anime; tout en causant avec
nos hôtes, je regarde le ciel de temps en temps et je
vois avec une indicible joie que le soleil perce la nue;
la neige est fondue et le ballon se débarrasse de cette
maudite robe blanche.
— Nous vous avons donné , dis-je bientôt , le
spectacle d'une descente en ballon, qui a paru vous
intéresser vivement, vous me permettrez après le
dessert de vous offrir celui d'une ascension ; je tiens
à m'en aller par la voie qui m'a conduit ici.
On accueille ma proposition avec incrédulité ,
mais Mangin affirme avec nous que l'ascension est
possible et nous quittons bientôt la table pour re-
tourner à notre aérostat.
Notre pilote, mon frère et moi, nous montons dans
la nacelle, après en avoir extrai: une à une toutes
les pierres ; mais hélas ! nous sommes trop lourds !
Le ballon ne veut pas quitter terre. Le soleil se
montre, l'air est calme; l'aéronaute se décide à
TROISIÈME VOYAGE 39
abandonner son pesant guide-rope, le ballon fait
un effort, mais il ne s'envole pas encore et il est
impossible, pour aider son mouvement ascen-
sionnel, de renoncer à notre dernier sac de lest qui
peut être utile à la descente.
Nous sommes encore trop pesants de quelques
kilogrammes !...
CHAPITRE QUATRIEME
Ascension au coucher du soleil de Chennevières-sur-Marne
à Vert-Saint-Denis (Seine-et-Marne).
Dimanche, 8 novembre 1878.
Je décharge la nacelle de nos instruments, dont
je me passerai cette l'ois. Je ne garde qu'un ther-
momètre et le baromètre. Nous nous dépouillons en
outre de nos lourds paletots, couvertures, etc ; je
supprime notre corde d'ancre assez pesante, je la
remplace par une mince cordelette que l'on m'ap-
porte ; je jette tous les sacs de lest qui sont vides.
Grâce à tout ce délestage et surtout grâce au soleil
qui chauffe notre gaz, le ballon cette fois donne
signe de vie,... il est prêt à partir.
Nous montons rapidement; d'un bond nous
perçons l'épais massif des nuages et nous nageons
bientôt dans les couches aériennes où le soleil est
plus ardent. L'étoffe de l'aérostat se sèche.... Il et
trois heures, nous avons encore un beau voyage
devant nous... Nous montons toujours sans toucher
à notre unique sac de lest La température s'a-
baisse: 3 degrés au-dessus de zéro à 3,000 mètres.
Les nuages éclairés par le soleil ont une couleur
QUATRIÈME VOYAGE 41
étrange: ils paraissent violacés, roses et forment
des lignes élégantes , régulièrement étagées à l'ho-
rizon ! Mais ceci n'est que le prélude du tableau que
va nous fournir tout à l'heure le coucher du soleil.
L'astre bientôt disparaît sous un rideau de
nuages qui nous cache une illumination magique :
on voit surgir sous un manteau de pourpre mille
rayons d'or, tellement éblouissants que l'œil peut à
peine en supporter l'éclat. Ils semblent émaner
d'un même centrefqui se devine sans être vu....
Jamais poète n'a pu rêver un soleil aussi radieux,
jamais peintre n'a pu concevoir des lignes de feu
aussi étincelantes. Nous montons jusqu'à 3,800
mètres, au milieu du calme absolu qui règne dans
la nature, à l'heure solennelle du crépuscule !
Saisis d'une sorte d'extase, nous regardons la
terre, qui ne nous apparaît plus que sous la brume
transparente, comme masquée derrière une voile
de mousseline rose. Ici la Marne sillonne la cam-
pagne et un long ruban de vapeurs s'exhale de ses
eaux azurées ! plus loin c'est un aqueduc que l'on
entrevoit au milieu de ce décor, comme le seul ves-
tige de tout travail humain ! Quelle joie paisible
nous éprouvons à regarder de si haut cette cam-
pagne microscopique et à jeter les yeux sur ces bas-
fonds, sans faire partie de leur substance boueuse !
Jamais je n'avais été aussi surpris des change-
ments de nuance et de couleur qui se manifestent au
milieu des nuages éclairés par les feux couchants
42 HIST0JRE D£ 1UÏS ASCENSIONS
du soleil. A mesure que l'astre Laisse pour aller
éclairer d'autres contrées, les tons vifs s'effacent
peu à peu. D'abord c'est une richesse de nuanc es
incomparables.... la pourpre colore des mamelons
vaporeux dont une frange dorée termine les con-
tour ; le ciel est d'un bleu indigo le plus franc, le
plus foncé, la terre est verdàtre comme une pale
émeraude, et la Marne est aussi rose que le pétale
d'une Heur naissante ; nous sommes enveloppés
dans ces deux hémisphères formés par le ciel et la
terre, noire aérostat trace son invisible sillage
au milieu de toutes ces merveilles. Mais peu à peu
l'harmonie des couleurs se dissipe, les nuages
passent du violet pourpre à des tons plus gris ; la
campagne se voile d'une mousseline plus opaque,
plus foncée, comme un crêpe de deuil. Tout ce
qui vit va sommeiller au milieu du silence de la
nuit ! le disque solaire va s'éteindre, comme pour
dire un dernier adieu à ces vastes prairies qu'il
égayait, à ces beaux nuages qu'il colorait de
pourpre et d'or, il jette un dernier feu étincelanl
sur ces palais enchantés de vapeur. L'air s'embrase
pendant un instant, il se colore d'une nuance rouge
orange, comparable aux reilets d'un incendie loin-
tain; les nuages, l'espace bleu tout à l'heure, Ja
terre elle-même, se revêtent subitement de cette
nouvelle parure, et nos yeux aveuglés perdent
bientôt le pouvoir d'admirer ce reflet de splen-
deurs, renfermées dans les zones où les ballons
QUATRIÈME VOYAGE «
n'ont pas encore pénétré. A peine avons-nous le
temps de nous rendre compte de ce beau phéno-
mème, que tout se dissipe avec une rapidité in-
connue aux crépuscules terrestres, où la lumière
lutte longtemps contre l'obscurité ; le grand flam-
beau de notre humble planète vient -de se cacher
sous l'écran de l'horizon, avec lui meurent la
lumière et les couleurs !
Que ne pouvons-nous maintenir dans l'espace
notre ballon jusqu'à l'heure de l'aurore, jusqu'au
moment où le soleil va venir de nouveau animer la
nature entière! Quels regrets en pensant qu'il va
falloir regagner la terre, et que demain, à cette
même place, renaîtront encore, toujours splendi-
des, toujours nouveaux, d'admirables tableaux co-
lorés par ces jeux de lumière! Ils ne pourront être
contemplés par aucun œil humain. Une fois revenu
sur le plancher terrestre, l'architecture bizarre,
grandiose des nuages n'est plus la même ; si im-
posante qu'elle puisse être à terre, elle ne res-
semble plus à celle qui s'offre au regard de l'aéro-
naute. Les cumulus, les masses de vapeurs aérien-
nes, vus d'en bas sur le sol , ou d'en haut dans les
airs, offrent des aspects différents ; on dirait qu'ils
ont deux parures distinctes. Contrairement a
l'agate qui est éblouissante quand un rayon lumi-
neux la traverse et qui est terne lorsqu'on la place
sur un objet opaque, les nuages ne revêtent leur
plus brillant éclat que pour l'œil privilégié qui a
41 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
pu traverser le grossier épiderme formé par les
nuées inférieures.
Mon frère a eu le temps de prendre plusieurs
croquis de tous ces beaux paysages, et j'ai par
moments interrompu mes méditations pour lire le
thermomètre et le baromètre. Notre hauteur
maxima a été de 3,900 mètres environ. — La
température minima a été de 5 degrés centési-
maux au-dessous de zéro.
Quoique basse, elle n'est pas sibérienne comme se
l'imaginent ceux que nous avons laissés à terre.
Nous ne sommes pas véritablement saisis par le
froid; cela tient sans doute à ce qu'il n'y a pas de vent
en ballon, et qu'aucune brise ne peut vous fouet-
ter le visage. Notre respiration n'est nullement
embarrassée, et la seule remarque que je puisse
faire, c'est que nos paroles ne se propagent pas
facilement dans cet air raréfié; il faut un peu crier
pour se iaire entendre. J'éprouve un certain bour-
donnement dans les oreilles, une douleur insensible
dans le tympan ; l'air contenu dans le tuyau auditif
se dilate par suite de la diminution de pression
extérieure et peut, dans certains cas, causer une
véritable souffrance.
Mangin me lait observer qu'il est bientôt 5 heures
et qu'il serait prudent de descendre ; le ballon est
bien équilibré dans l'espace, et il faut jouer de la
soupape pour le faire osciller, à. mesure que nous
approchons de terre , le dernier rayonnement de la
QUATRIÈME VOYAGE 45
lumière solaire disparaît; les couches d*air se
foncent et deviennent blafardes, la campagne est
obscure, et la nuit va la couvrir bientôt de son
manteau.
Nous atterrissons mollement dans un champ, aux
environs de Melun, à Vert-Saint-Denis (Seine-et-
Marne), en face des bouquets d'arbres qui sont les
avant-postes de la forêt de Sénart. — Le vent
nous traîne quelques instants dans la terre labou-
rée, le ballon se couche sur le flanc ; nous sommes
couverts de boue et de terre détrempée.
Triste retour ! c'est le réveil après un beau rêve !
CHAPITRE CINQUIEME
Aicenslon de Paris à Neullly-Saint-Front (Aisne)
(80 kilomètres on 35 minutes).
7 février L869.
Ce voyage offre un remarquable exemple de la
vitesse extraordinaire que peuvent atteindra les
courants atmosphériques supérieurs, au-dessus des
nuages , puisque nous avons parcouru l'espace do
80 kilomètres en 35 minutes. Voici le récit très-
exact qui a été publié par un témoin oculaire de
notre dramatique desrente; nous le rapporterons
d'abord, avant de parler du voyage.
Ce récit , dû au maire de Neuilly-Saint-Front, a
été inséré dans le Journal de l'Aisne le 1 1 février
1809:
« Notre commune vient d'être mise en émoi par
la descente d'un aérostat qui s'est précipité dans les
ermpagnes environnantes, dans les circonstances les
plus intéressantes; je suis heureux de pouvoir les
signaler.
« Dimanche dernier, 7 février 1809, MM. W.
de Fonvielle, rédacteur de la Liberté, et Gaston
Tisfandier, chimiste, directeur du laboratoire de
l'Union nationale, dans le but de continuer leurs
études météorologiques, s'étaient élevés de Paris à
CINQUIÈME VOYAGE 47
1 1 heures 35 minutes , montés dans la nacelle du
ballon l'Hirondelle cubant 700 mètres environ.
« Le vent soufflait déjà furieux, et le départ
n'eut de comparable que la rapidité de l'oiseau
dont l'aérostat porte le nom.
« La course fut de courte durée dans les airs ;
mais la vitesse fut vertigineuse, puisque à midi dix
minutes nos jeunes savants touchaient terre une
première fois à environ 4 kilomètres de Neuilly-
Saint-Front, après avoir parcouiu une distance qui,
en ligne droite, est de 80 kilomètres.
« Dès le départ, quelques fissures s'étaient dé-
clarées dans l'enveloppe vernie, et nos intrépides
voyageurs, pour se maintenir à hauteur, avaient
été forcés de se débarrasser delà plus grande partie
de leur lest ; il n'était donc plus possible de retarder
la descente, et le vent, plus violent encore qu'il
n'était au moment du départ, l'avait rendue très-
périlleuse.
« Emportés par la rafale , ils essayent de
jeter l'ancre ; mais la rapidité de la course l'empê-
che de mordre suffisamment la terre et, malgré son
poids de 20 kilogrammes environ, elle semble vol-
tiger autour d'eux ; elle touche une seconde fois la
terre, mais c'est pour se briser en morceaux
contre une roche qu'elle rencontreetqu'ellefait voler
en éclats.
« Le ballon , débarrassé du poids de son ancre 1 ,
fait de nouveaux efforts pour s'élever dans les airs ;
48 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
ils sont impuissants, et le traînage prend alors une
intensité effrayante. Tantôt la nacelle bondit sur le
sol , tantôt elle traverse de grosses branches d'ar-
bres qu'elle brise avec fracas.
« Cette scène émouvante eut de nombreux té-
moins, qui constatent que, malgré les obstacles qu'il
avait rencontrés, l'aérostat avait parcouru une dis-
tance de près d'une lieue en quatre ou cinq minutes.
a La course continue, furieuse et terrible; nos
voyageurs, que l'on peut croire perdus, maintien-
nent énergiquement du fond de leur nacelle la
corde de soupape , et le gaz qui s'échappe du ballon
lui fait perdre de sa force, mais rien de sa rapi-
dité ; il bondit encore, et cette vitesse n'aurait pas
de fin si des habitants de Neuilly, accourus en
toute hâte, et que je suis heureux de pouvoir re-
niMcier ici, n'étaient pas parvenus, après mille
efforts, a saisir la corde d'ancre et à arrêter un peu
l'aérostat qui bondit toujours malgré la grappe hu-
maine qui se pend à ses cordes. — Il est cependant
vaincu et il s'affaisse épuisé sur le sol.
« MM. de Fonvielle et Gaston Tissandier peu-
vent enfin sortir de leur nacelle ; ils sont couverts
de sang, mais le premier seul est blessé, et sa
blessure heureusement est sans gravité; il en est
quitte pour une foulure et des écorchures que M. le
docteur Coppeaux , appelé en toute hâte , s'em-
presse de soigner et que quelques jours de repos
achèveront de guérir.
CINQUIÈME VOYAGE 49
« L'accueil le plus sympathique a été fait à nos
voyageurs par les membres du Cercle de l'Union et
par tous les habitants qui se pressaient sur le
passage. Les voyageurs sont loin d'être décou-
ragés. Nous pouvons constater au contraire qu'ils
sont tout disposés, dans l'intérêt de la science, à
recommencer prochainement leurs périlleuses expé-
ditions. »
J. CHARPENTIER,
Maire de Neuilly-Saint-Front.
Le traînage dont on vient de lire le récit est
certainement le plus violent que j'aie jamais eu à
subir. Pendant que je tirais avec force la corde de
la soupape, j'ai remarqué que le ballon à moitié
dégonflé se creusait, et nous entraînait plus vite en-
core, l'air s'engouffrant avec force dans une cavité
concave. iNous en avons conclu que dans de telles
circonstances, il ne fallait pas trop vider l'aérostat,
afin d'éviter cet effet de concavité de l'hémisphère
inférieur, effet qui a pour résultat de favoriser l'ac-
tion du vent.
Après avoir signalé ce fait qui intéresse l'aéro-
nautique, nous aborderons le récit de notre
voyage rapide, et nous examinerons les particula-
rités météorologiques qui s'en dégagent.
Au moment du départ de l'usine de la Villette ,
le vent de terre S.-O. est d'une grande force. La
température est de trois degrés. Des nuages sombres
50 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
s'étendent dans l'atmosphère. Le ballon l'Hirondelle,
une fois gonflé, se penche sous l'action du vent
avec une telle intensité, que par moments son
équateur touche le sol , et les hommes de la ma-
nœuvre ont peine à le retenir.
Nous partons avec la rapidité de la flèche, nous
traversons à 850 mètres le massif des nuages , et
nous ne tardons pas à pénétrer à 1,000 mètres au
sein d'un air chaud, lourd, dont la température
s'élève jusqu'à 28 degrés. C'est une chaleur acca-
blante qui fait ruisseler la sueur sur nos fronts ;
c'est un soleil de plomb qui nous darde ses rayons
en pleine figure.
Le ballon tourne sans cesse sur lui-même,
comme s'il était saisi par des tourbillons. Le ciel est
pur, et nous voyons, au-dessus des campagnes que
nous traversons, quelques nuages floconneux qui se
confondent avec les prairies au-dessus desquelles
ils sont suspendus ; à l'horizon s'étend un manteau
de mamelons argentés d'un merveilleux effet. Un
reste, nous n'avons pas le temps de nous occuper
de ces observations, car le ballon prend une allure
qui nous inquiète, l'appendice est flasque et il pa-
rait se vider.
Nous jetons constamment du lest, et quatre sacs
sont vidés coup sur coup. Nous sommes partis à 1 1
heures 35 minutes, il n'est pas midi et nous voilà
déjà à bout de ressources.
Quelques craquements se font entendre au-dej-
CINQUIEME VOYAGE 51
sus de nos têtes, le ballon est soumis à de brusques
rotations, et nous le voyons môme osciller plusieurs
fois sur lui-môme ; il y a décidément clans l'atmos-
phère quelque phénomène insolite dont nous
ne pouvons nous rendre compte (1).
A midi cinq minutes, le ballon descend avec rapi-
dité, mais nous voyons que nous nous dirigeons sur
des carrières, nous entamons le dernier sac de lest,
et un coup de vent nous jette au-dessus d'une
plaine très-étendue, à l'extrémité de laquelle s'é-
tend un bois d'une grande dimension.
C'est là que nous devons atterrir; l'Hirondelle
approche de terre, l'ancre est jetée, et la nacelle
vient se heurter contre le sol avec une force in-
croyable ; je me pends de toutes mes forces à la
corde de la soupape, et je vois que Fonvielfe est
couvert de sang. Le cercle lui a frappé le front et y
a ouvert une blessure profonde, le sang jaillit en
abondance. Le choc a été terrible, sec et impitoya-
ble, la nacelle a heurté la terre comme un projectile.
Elle rebondit comme une balle et les secousses
que nous éprouvons sont atroces. Notre ancre voltige
au-dessus des champs et ne veut pas mordre : on
dirait un bouchon de liège pendu à un hl ! Nous
sommes saisis par une force épouvantable, qui
(1) Il est très-probable que la vitesse considérable du
courant aérien produisait des remous de tourbillons, qui
faisaient sentir leur influence sur l'aérostat, habituelle-
ment si calme et si immobile dans l'atmosphère.
52 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
tantôt nous fait rebondir dans l'espace et tantôt
nous précipite contre la terre.
C'est le traînage qui commence au milieu d'un
ouragan furieux.
On a lu, au commencement de ce chapitre, les
circonstances qui ont accompagné notre descente :
nous n'y reviendrons pas ; nous ajouterons seule-
ment que nous avons traversé la surface d'un bois à
la cime des arbres, dont les grosses branches se
cassaient sous notre passage.
Il est regrettable que nous n'ayons pas eu dans
celte occasion les ressources d'un aérostat plus vo-
lumineux, en meilleur état, capable de séjourner
longtemps dans l'atmosphère ; avec une vitesse de
35 lieues à l'heure nous eussions pu parcourir jus-
qu'au soir un espace considérable. Mais nos pre-
mières expéditions aériennes étaient exécutées dif-
ficilement: en dehors du concours que voulaient
bien nous prêter quelques aéronautes et quelques
amis, nous devions tout faire par nos propres
ressources.
Le fait le plus important qui soit à signaler dans
notre ascension du 7 février 1869, est, comme on
le voit, la présence au-dessus des nuages d'un vé-
ritable fleuve atmosphérique chaud, dont la tempé-
rature s'est élevée sans doute dans les régions tropi-
cales d'où il provenait, à la façon du Gulf-Stream
océanique . La vitesse inusitée de ce courant n'est
pas moins remarquable que sa température élevée.
CHAPITRE SIXIEME
Ascension de La Villette au cimetière de Cliehy
(900 mètres en deux heures 30 minutes).
11 avril 1869.
Contrairement au voyage aérien qui précède, et
pendant lequel nous avons été emportés avec une
vitesse prodigieuse, celui-ci est remarquable par
l'immobilité presque absolue de l'aérostat. Le ballon
V Union que nous montions, est resté pendant une
heure exactement à la même place, à 1,000 mètres
au-dessus du point de départ, comme s'il avait été
retenu par un câble. Les feuilles politiques de Paris
ont mentionné cette curieuse circonstance que le
public avait attentivement remarquée. Voici ce que
disaient les journaux à ce sujet :
« Le ballon, qui dimanche a plané si longtemps
sur l'usine de la Villette, avait à son bord MM. W.
de Fonvielle, Gaston Tissandier et l'armateur du
navire aérien, M. Gabriel Mangin. Jamais un souffle.
On eût dit une bouée flottante retenue par un câble
invisible. Après une station de deux heures à 2,000
mètres, les aéronautes ont jeté l'ancre.... dans une
avenue du cimetière de Cliehy. »
Nous donnons le récit de ce curieux voyage tel
54 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
que nous l'avons publié quelques jours après l'as-
cension (1). Gomme on va le voir, notre voyage a été
exécuté par un temps calme principalement pour
démontrer que les aérostats sont susceptibles de
fournir un utile concours à l'importante vérification
de la loi des hauteurs barométriques.
Nous avons présenté, disions-nous , dans l'exposé
de l'ascension, au Congrès des sociétés savantes,
une communication relative à la vérification de la
loi des hauteurs barométriques à l'aide des aéros-
tats ; notre rapport a été présenté et appuyé par
M. Le Verrier, directeur de l'Observatoire de
Paris. La méthode que nous proposons d'employer
consiste à viser le ballon de trois stations terrestres
à l'aide de lunettes astronomiques, afin de détermi-
ner sa véritable altitule au moyen des mesures
trigonométriques.
La route suivie par l'aérostat, directement dé-
terminée, serait comparée à celle qui serait fournie
par les indications d'un baromètre anéroïde. — La
seule objection qu'on ait pu nous l'aire, c'est que les
visées ne sauraient être assez précises, par suite de la
prompte disparition de l'aérostat. Nous avons voulu
donner la preuve du contraire, et nous avons exé-
cuté, dimanche 11 avril, une ascension qui a fourni
à notre méthode la plus précieuse démonstration.
On nous a vus planer pendant une heure et demie
(1) Le Xalional, 15 avril lt>C9.
SIXIÈME VOYAGE 55
à des hauteurs différentes au-dessus de l'usine à gaz
de la Villette, et nous restions quelquefois pendant
plus de dix minutes dans un état d'immobilité com-
plet. De tous les points de Paris on a pu apercevoir
le ballon Y Union suspendu dans l'espace comme
une bouée flottante que semblaient retenir mille
attaches invisibles. Les conditions de l'impor-
tante vérification que nous proposons sont donc
nettement établies, et il ne reste plus qu'à tenter
l'expérience définitive quand nous aurons pu orga-
niser les postes d'observations terrestres.
Le départ a eu lieu à trois heures de l'après-midi,
de l'usine à gaz de la Villette ; le gonflement de
l'aérostat s'est très-bien opéré, sous l'intelligente
direction de Gabriel Mangin, qui nous a accompa-
gnés dans l'air, à bord du ballon YUnion, dont il est
l'armateur.
Pendant l'opération du gonflement, J. Duruof
lançait dans l'air un ballon captif qui devait nous
indiquer la direction du vent. Du reste, M. Wolff,
directeur de l'Observatoire de Zurich, a bien voulu
nous envoyer une dépêche télégraphique pour nous
donner l'état de l'atmosphère en Suisse (1).
Nous nous sommes élevés d'abord à 1,800
(1) Dans la plupart de nos ascensions, nous avons
réuni de bien utiles renseignements sur l'état de l'at-
mosphère au-dessus d'une partie de l'Europe, grâce à
l'obligeance des éminents directeurs des observatoires de
56 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
mètres au-dessus du sol ; le soleil, qui nous lançait
des rayons intenses, a dilaté notre gaz et nous a
bientôt élevés jusqu'à la hauteur de 1,950 mètres.
La température étaittrès-élevée, le thermomètre mar-
quait 24 degrés centésimaux, elle s'accroissait sen-
siblement avec l'altitude, apportant une exception,
comme cela arrive fréquemment, à la loi des dé-
croissances des températures, qui, selon nous, n'a
rien d'absolu dans le voisinage de la surface ter-
restre. — Le spectacle dont nous jouissions alors
était admirable : on voyait Paris qui s'étendait sous
la nacelle, comme une des petites villes en relief du
musée des Invalides ; l'Arc-de-Triomplie, la place de
la Concorde et les Tuileries étaient réduits à des
proportions lilliputiennes, et avec la lunette on dis-
tinguait encore quelques groupes de promeneurs en
miniature. De l'autre côté, la Seine se déroulait
comme un long ruban d'émeraude ; tout autour de
nous, un vaste cercle de brume épaisse nous cachait
l'horizon ; des nuages blanchâtres et pommelés cou-
ronnaient comme d'une auréole lumineuse ce pano-
rama si imposant et si grandiose.
Grâce à un jeu de lest bien exécuté, nous avons
pu parcourir la verticale au-dessus d'un carré d'un
Madrid, de Genève, de Bruxelles, de Londres, de Pa-
ris, etc. Nous sommes heureux d'adresser à ces savants
l'expression de nos remerciments et de notre vive recon-
naissance.
SIXIÈME VOYAGE 57
kilomètre de côté, et pendant plus d'une heure nous
avons plané presque au-dessus de notre point de
départ.
M. Tournier a pu nous viser pendant tout ce
temps avec une lunette mobile autour d'un pied,
disposée à l'usine à gaz, et un astronome en plein
vent, sur les hauteurs de Montmartre, a pu faire
voir notre aérostat à la foule de ses clients.
A trois heures et demie, nous avons sacrifié une
notable proportion de lest ; il faut donc songer à la
descente. L'air est si calme que nous avançons
à peine ; cependant nous ne pouvons tomber sur
les toits de Paris et sur les maisons, qui sont les
écueils des aéronautes. Nous pensons qu'à la sur-
face de la terre une brise légère pourra nous éloi-
gner des fortifications, nous laissons lentement
descendre l'aérostat, qui en trois quarts d'heure
arrive enfin au-dessus de Clichy-la-Garenne ; nous
entendons les cris d'une foule qui nous a suivis des
yeux, mais les plaines font complètement défaut.
En face de nous s'étend le chemin de fer de
l'Ouest que sillonnent les locomotives ; à droite, à
gauche, de tous côtés, des maisons et des usines....
sous nos pas, le cimetière de Glichy. Ce cimetière
est le seul emplacement convenable pour la des-
cente ; nous ne sommes pas long à délibérer, et,
faute de mieux, nous allons atterrir dans la demeure
des morts.
Le ballon descend rapidement, une femme qui
58 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
priait sur une tombe se sauve en pous>anl des cris
<!e terreur, une nuée de corbeaux s'envolent effarés ;
noire ancre est jetée au milieu du cimetière, elle
mord, quelques hommes la saisissent et nous tou-
chons terre mollement dans une allée. Nous lais-
sons Gabriel Mangin dégonfler l'aérostat au milieu
de nombreux spectateurs, et nous revenons à Paris
dont nous ne nous sommes pas beaucoup éloignés
en deux heures. Dans notre dernière ascension nous
avions parcouru, comme on l'a vu dans le chapitre
précédent, vingt lieues environ en trente-cinq mi-
nutes; cette fois-ci nous avons mis deux heures trente
minutes à décrire un chemin de 900 mètres ! On
voit que l'océan aérien, qui a ses tempêtes comme
l'Atlantique, a aussi ses calmes plats comme la
Méditerranée.
Mon frère, qui nous avait suivis des yeux du
haut de la butte Montmartre, a eu le temps de venir
h pied jusqu'à notre lieu de descente, où il nous a
reçus un des premiers. Gabriel Mangin, qui avait
reverni à notre intention l'aérostat [Union avec le
plus grand soin, a pu ramener le soir même son
ballon à l'atelier.
Nous espérons, disions-nous le lendemain de
notre voyage, que cette ascension excitera l'attention
des savants, et que nous rencontrerons de leur part
l'appui nécessaire à l'exécution d'un programme
d'expériences aériennes, qui peuvent jeter une nou-
velle 1 jmière sur l'usage scientifique de nos aérostats.
SIXIÈME VOYAGE 59
Le ballon, nous ne saurions trop le répéter, ajou-
tions-nous, est un merveilleux appareil qui, trans-
portant si facilement l'observateur au milieu des
airs, peut lui permettre de dévoiler le mécanisme
des mouvements de l'atmosphère , et de four-
nir par des expériences précises le plus utile
concours à presque toutes les branches de la
science.
Depuis le 11 avril 1869, nous avons souvent
songé à exécuter ces expériences de la vérification
de la loi des hauteurs barométriques, que nous
avions alors en vue. C'est un projet que nous nous
proposons toujours de mettre à exécution. Mais
depuis, nous avons pensé qu'au lieu de viser l'aéros-
tat de plusieurs stations terrestres, pour mesurer sa
véritable altitude, on pourrait recourir à des haro-
mètres enregistreurs analogues à ceux que M. Redier
est parvenu à si bien construire.
Il suffirait d'emporter dans la nacelle deux baro-
mètres enregistreurs, fonctionnant tous deux avec
une rigoureuse exactitude. On garderait un de ces
instruments dans la nacelle : on descendrait l'autre
au-dessous de l'aérostat, à l'aide d'une cordelette
d'une longueur déterminée, de 1,000 mètres par
exemple. Après les expériences que l'on exécuterait
à des hauteurs différentes, les comparaisons des indi-
cations fou; nies par les deux instruments, séparés
suivant la verticale par une couche d'air d'épais-
seur connue, apporteraient les élémentsde la solution.
60 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
Cette méthode aurait l'avantage de ne pas nécessiter
le concours d'observateurs nombreux ; les aéronautes
eux-mêmes pourraient obtenir tous les documents
nécessaires dans la nacelle même. II va sans dire que
nous ne donnons ici que le principe d'un projet,
qui nécessite bien de sérieuses études avant d'être
mis à exécution.
CHAPITRE SEPTIEME
Ascension du ballon « le Pôle-Nord » laite au Champ-de-
Mars au profit de l'expédition de Gustave Lambert.
26 juin 1869.
Lors de l'exposition universelle du Champ-de-
Mars, en 1867, M. Henry Giffard construisit
le premier ballon captif à vapeur. Deux ans
après, en 1869, cet habile ingénieur résolut
d'installer à Londres un engin semblable, mais
beaucoup plus volumineux, et capable d'enlever
trente voyageurs à la fois, à 500 mètres d'altitude.
Le ballon captif de Londres cubait 11,000
mètres cubes en nombre rond, il dépassait de plus
du double le volume de l'ancien Géant de Nadar ;
mais l'aérostat, par suite d'un mauvais vernis, se
trouva impropre à conserver le gaz hydrogène pur.
On fut obligé de construire un second ballon pour
Londres.
Le premier aérostat devenu disponible, insuf-
fisant pour le service prolongé d'ascensions captives,
était excellent pour exécuter un voyage aérien libre.
Jamais on n'avait conduit dans les airs un globe
aussi gigantesque. L'idée nous vint de demander à
4
€2 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
M. Giffard de nous confier son grand ballon pour
entreprendre des ascensions scientifiques exécutées
par plusieurs savants spécialistes. L'éminenl ingé-
nieur accéda à notre désir.
Pour faire face aux dépenses considérables des
ascensions, il était nécessaire de recourir au public
en lui offrant le spectacle peu commun d'une ascen-
sion dans un ballon dépassant de dix fois le volume
des aérostats des fêtes publiques. Nous résolûmes
de partir du Cbamp-de-Mars. Mais si nous ne vou-
lions pas que nos futurs voyages aériens pussent
nous entraîner à des dépenses considérables, nous
tenions, d'autre part, à ne pas en faire l'objet d'une
spéculation. Aussi pensâmes-nous à exécuter notre
voyage au bénéfice d'une grande entreprise digne
d'intérêt, et qui avait déjà attiré la sympathie gé-
nérale, à celle de l'expédition au pôle nord, pro-
jetée par Gustave Lambert.
A la date du 15 février 1869, j'écrivis a Gustave
Lambert, que je ne connaissais pas alors, la lettre
suivante :
A M. Gustave Lambert, chef de l'expédition au
pôle nord.
« Monsieur,
« M. H. Giffard a bien voulu mettre à notre dis-
« position un immense aérostat de 10,500 mètres
SEPTIÈME VOYAGE 63
« cubes, le plus grand et le plus merveilleux qui
« ait été construit jusqu'ici. Mon ami M. de Fon-
« vielle et moi, nous songeons à continuer dans
« cet admirable ballon nos pérégrinations aériennes,
« mais comment subvenir aux frais considérables
« que nécessite un voyage exécuté dans un tel
« engin? Il faut évidemment recourir au public.
« Toutefois, nous ne voulons pas, si nous faisons
« une ascension payante, bénéficier d'aucune
« recette, nous tenons formellement à rester étran-
« gers à toute spéculation.
« Pour tout concilier, voici l'offre que j'ai l'hon-
« neur de vous faire :
« Le ballon s'appellerait le Pôle-Nord; il ferait
« une ou plusieurs ascensions publiques au béné-
« fice de votre grande expédition dans les mers
« glaciales. Nous pourrions ainsi continuer avec
« fruit nos expériences aériennes et imprimer
« peut-être un nouvel élan à l'œuvre méritante à
« laquelle vous vous êtes consacré avec un si géné-
« reux dévouement. Notre patriotisme est outrage
« en voyant que toutes les nations rivales de la
« France organisent des expéditions arctiques;
« apôtre d'une grande idée, vous dépensez votre
« énergie sans arriver à vos fins; quelle joie pour
« nous si nous pouvions vous venir en aide; et
« quel exemple de solidarité scientifique si la navi-
« eation aérienne allait tendre la main à la navi-
&
« galion océanique
'«* HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
« Il va sans dire, monsieur, que nous vous
« offrons une place dans la nacelle, en vous faisant
« observer que votre présence parmi nous ne
« manquerait pas de contribuer au succès de l'en-
<■< treprise.
« Veuillez me croire votre tout dévoué.
« Gaston Tissandier. »
Deux jours après, je recevais la lettre suivante:
A M. Gaston Tissandier, directeur du laboratoire de
rUnion nationale.
Paris, 17 février 1869.
« Monsieur,
« En arrivant de Gaen, où ma 114 e conférence a
« reçu un bienveillant accueil, je trouve votre ai-
« mable lettre et je m'empresse d'y répondre.
« Ce n'est pas la première fois que je vous dois
« service . Déjà l'an dernier, et si je ne me trompe,
« vous avez eu la bonté de changer la date d'une
« de vos conférences à la mairie de l'Elysée pour
« faciliter ma mission.
« Votre proposition, monsieur, me séduit pro-
« fondement, et plus que je ne saurais le dire.
« Vous avez touché à une des grandes préoccu-
« pations de ma vie, et j'ai fait sur la locomotion mé-
SEPTIEME VOYAGE 65
« conique dans Vair et dans Veau des recherches
« étendues, dont une partie a été publiée.
« L'offre que vous me faites est donc pour
« moi l'occasion d'une des tentations les plus
« attrayantes que je puisse concevoir, et c'est avec
« un chagrin réel, accentué, que je me vois forcé,
« pour le moment, de renoncer à monter en ballon
« avec vous.
« Vous savez comme l'on est en France ; si je
« paraissais m'occuper de quoi que ce puisse être
« concurremment à l'œuvre à laquelle je me dévoue
« corps et âme, je nuirais énormément à mon apos-
« tolat, et de plus on ne manquerait pas de dire
« que j'ai coupé la queue de mon chien à la façon
« d'Alcihiade, pour faire de la pose à côté de mon
« sujet spécial. — Gela serait ainsi, et je suis bien
« sûr qu'après réflexion, votre jugement donnera
« raison à ce lien de fer qui me fait décliner un
« honneur et un plaisir des plus excessifs.
« Je regretterais cette situation plus encore, si
« cela vous empêchait de donner à votre ballon le
« nom de Pâle-Nord.
« Je crois que cet hommage de fraternité dans
« les grandes recherches scientifiques de ce temps
« serait bien vu de tous, et j'espère que vous con-
« serverez ce nom, qui ne peut être que profitable
« à vos expériences ainsi qu'à la tâche terril île que
« je poursuis contre vents et marées, indifférence
« et hostilité. Quant à la recette, cela est autre
i.
6G HISTOIRE DE MES ASCEiNSIONS
« chose, et je ne me permets pas d'avoir une opi-
« nion quelconque sur ce sujet délicat.
« Toutefois, si vous jugez devoir annoncer qu'une
« partie de la recette est consacrée à la souscription
« au pôle nord, mon bulletin hebdomadaire,
« adressé à tous les comités, constaterait ce fait ; et
« vous et vos amis seriez classés parmi ceux qui
« auraient le plus contribué à hâter la réalisation
« d'une grande œuvre de science et d'initiative,
« dont le contre-coup en tous genres sera consi-
<( durable.
« Je suis ici jusqu'à la fin de la semaine, je
« serais bien heureux de vous serrer la main très-
« affectueusement et de causer avec vous.
« Croyez-moi votre très-sympathique et très-
« reconnaissant,
« Gustave Lambert. »
J'ai raconté, dans les Voyages aériens, l'histoire
curieuse des démarches qu'il m'a fallu faire, pour
obtenir la libre disposition du Ghamp-de-Mars, des
visites innombrables dans les bureaux du ministère
de la guerre, de la préfecture de police, de la place
de Paris, etc., etc. Je ne reviendrai pas sur ce récit.
Je me contenterai d'ajouter ici que voulant entre-
prendre une ascension sérieuse et véritablement
scientifique, l'académie des sciences avait bien
voulu nommer une commission pour discuter le
programme des observations à faire. Les membres
SEPTIEME VOYAGE 67
de cetle commission, MM. le baron Larrey, le
général Morin et feu Gh. Sainte-Glaire Deville,
n'ont rien omis pour nous assurer le succès ; leurs
conseils nous ont été précieux.
Les dix voyageurs qui devaient faire partie de
l'expédition étaient MM. Gaston Tissandier, W. de
Fonvielle, Sonrel, astronome, Amédée Tardieu, doc-
teur en médecine, chargés des opérations scienti-
fiques avec l'aide de MM. Moreau, architecte, Menu
etTournier, chimistes; M. Albert Tissandier devait
exécuter les dessins météorologiques ; MM. Gabriel
Mangin et Yon étaient aussi attachés à l'expédition
comme aéronautes. Ce dernier était le capilaine de
bord. Il se chargea du gonflement au Champ-de-
Mars, mais il ne put pas exécuter l'ascension, et je
fus obligé de prendre la conduite du ballon avec le
concours de Gabriel Mangin.
L'Académie des sciences ne tarda pas à publier
dans ses comptes rendus (séance du 21 juin 1869),
un long rapport sur les expériences à exécuter dans
la prochaine ascension de l'aérostat le pôle-nord,
où se trouvaient exposées les recherches physiques,
météorologiques et physiologiques qu'il s'agissait
d'entreprendre. Tous les journaux annoncèrent l'as-
cension, fixée à la date du 27 juin, et notre entre-
prise attira vivement l'attention du public.
M. S. F., notre administrateur, se chargea de
faire des affiches, d'exécuter la clôture du Ghamp-
de-Mars au moyen de haies ; la compagnie du gaz
68 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
établit le tuyau de conduite nécessaire au gonfle-
ment, tandis que je m'occup3is, avec mes collabo-
rateurs, de réunir les appareils scientifiques et de
préparer le gonflement de l'aérostat. Grosse be-
sogne, puisqu'il s'agissait de manier un matériel
qui pesait plus de 4,000 kilogrammes, de le munir
<les engins d'arrêts suffisants, et de le pourvoir
d'une grande nacelle qu'il fallait faire construire
dans des proportions spéciales (1).
Le jour du 27 juin arriva. Le gonflement l'ut
commencé dès le lever du jour. Plus de cent mille
personnes arrivèrent aux alentours du Champ-de-
Mars, mais le public était concentré surtout sur le
Trocadéro, où l'on ne payait pas, et l'intérieur des
enceintes payantes ne reçut pas plus de dix mille
(1) Voici les poids exacts du matériel :
Étoffe du ballon 1 ,660 kilog.
Filet 1,236
Cordes d'équateur 400
Soupape 110
Nacelle et cercle 300
Guide - ropes 500
Ancre et cordes d'ancre 150
Total 4,356 kilog.
Neuf voyageurs et bagages. 700
Total 5,056 kilog.
La force ascensionnelle étant de 6,500 kilogrammes
environ, il restait à enlever 1,500 kilogrammes de lest.
SEPTIEME V0YAU1S 69
personnes. Notre entreprise était un échec finan-
cier. Par suite d'un inconcevable oubli des soixante
cordes destinées à attacher le filet à la nacelle, le
départ, qui devait avoir lieu à cinq heures, ne
s'exécuta qu'à sept heures du soir, au moment où
la foule commençait à faire entendre des murmures
peu rassurants.
L'équilibrage du ballon ne put se faire que dans de
mauvaises conditions ; les cent-vingt artilleurs qui
retenaient les cordes d'équateur ne pouvaient obéir
aux commandements que gênait singulièrement la
présence d'une foule encombrante. L'ascension s'exé-
cuta avec une vitesse vertigineuse qui compromit le
succès de notre voyage.
Le Pôle-Nord bondit dans l'espace comme une
fusée, et en moins de trois minutes il atteignit
l'altitude de 2,850 mètres. Là il fut saisi par un
courant aérien, en sens inverse du courant inférieur,
et il revint un moment sur la route, pour reprendre
un peu plus bas le courant nord-est inférieur.
Pendant que Sonrel exécute ses expériences avec
Tardieu, que Fonvielle règle le jeu de lest, je m'oc-
cupe de l'arrimage de la nacelle, travail pénible,
baril y a un poids de 500 kilogrammes de cordages
à descendre, avec deux ancres de 80 kilogrammes.
Mangin et Menu m'aident avec la plus louable acti-
vité, et mon frère s'occupe, pendant ce temps, à des-
siner. Jamais à terre crayon n'avait marché si
vite !
70 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
Nous nous dirigeons sur Versailles et nous ne
tardons pas à passer entre les deux étangs de
Trappes. Le soleil est déjà dans le voisinage de
l'horizon et les deux pièces d'eau sont éclairées par
des rayons obliques. Elles apparaissent comme
deux louis d'or brunis, de l'effet le plus poétique, le
plus merveilleux. Bientôt le soleil lui-même ne tarde
pas à se plonger dans la brume. Il prend à ce
moment une magnifique teinte cramoisie, et son
diamètre horizontal s'allonge dans une proportion
étonnante ; on dirait un fanal électrique noyé dans
le sein d'une nappe d'eau limpide !
En effet, de toutes parts des vapeurs transparentes»
ont surgi dans la campagne, elles cachent le sol
d'une façon presque complète ; de tous les objets
terrestres on n'aperçoit que les étangs enflammés
qui percent ce brouillard comme deux astres ju-
meaux sombres au fond d'un océan sans rivages.
Ces vapeurs n'ont rien qui rappelle les nuages :
plus de mamelons, plus de rides, plus d'ombres,
tout e^t uniforme, comme la teinte de vagues lim-
pides et profondes ; la nuance grisâtre a quelque
chose qui fait songer au lac de Genève par un temps
de pluie ; c'est une mer infinie.
Après avoir assisté à l'entrée du soleil dans les
brumes voisines de l'horizon, petit coucher prélimi-
naire, nous assistons au vrai coucher astronomique.
Dans son extinction graduelle l'astre conserve le
diamètre horizontal beaucoup plus grand que le dia-
SEPTIÈME VOYAGE 71
mètre vertical : la môme illusion d'optique continue
jusqu'au derniers rayons de lumière.
Aous sommes tous immobiles et silencieux devant
ce panorama grandiose et saisissant ; mollement
bercés dans l'atmosphère, loin de la terre, nous
voyons le grand disque solaire, rouge comme une
piaque de fonte ardente, disparaître peu à peu dans
la brume lointaine.
Après avoir admiré ce spectacle, nous faisons le
recensement des sacs de lest. Il n'en reste qu'un
assez petit nombre pour un si gros ballon. La nuit
est sur le point de nous envelopper de ses ténèbres ;
continuer notre route serait une imprudence, qui
pourrait jusqu'à un certain point compromettre le
succès de notre navigation aérienne. Je prends donc
à regret la résolution de descendre, et j'examine
avec une attention soutenue le paysage. Sans inter-
rompre le jeu de lest, je laisse descendre le ballon
plus rapidement que jusqu'alors, pas assez cepen-
dant pour que la banderolle se redresse.
Je ne tarde pas à voir une plaine d'un aspect riant,
et je fais ouvrir la soupape, mais le ballon persiste
à rester en l'air plus longtemps, sans contredit, que
n'aurait plané un aérostat de force ordinaire. Des
bois menaçants s'avancent, quelques sacs de lest
jetés à propos rétablissent l'équilibre. Aussitôt que
nous avons franchi ce rideau, une nouvelle plaine
se présente ; elle est couverte de moissons, mais il
faut à tout prix descendre. Maintenant que l'opéra-
72 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
tion est commencée il faut qu'elle s'exécute avant
l'invasion des ténèbres définitives, car les guide-
ropes ont déjà mordu. On les sent qui tirent, et le
ballon commence à s'incliner, comme s'il voulait
donner un coup d'épaule,
Aussitôt que les guide-ropes sont sortis d'un bois
où ils semblent vouloir s'accrocher, on les entend
qui frôlent les herbes ; ils rendent alors un son
musical ; on ne saurait mieux le comparer qu'au
froufrou d'une robe de soie. Nous sommes en train
d'admirer cette mélodie fantastique, lorsque nous
sentons un choc, mais bien plus léger que celui que
nous nous attendions à recevoir. Rarement la pre-
mière caresse de la terre a été aussi douce. Ce choc
est naturellement suivi d'un ressaut un peu plus vif.
Nous nous cramponnons à la corde de soupape que
nous ouvrons béante, et le ballon retombe en avant.
La nacelle s'incline, et nous commençons le traînage
par un vent qui, sans être fort, ne manque pas d'une
certaine vigueur. Les paysans qui nous ont vus pas-
ser nous ont raconté que nous courions avec la
"vitesse d'un cheval à la course, et que de temps en
temps nous faisions des bonds d'une trentaine de
mètres. Des bonds d'une trentaine de mètres sont
peu de chose quand on se trouve dans une bonne
nacelle d'osier flexible renforcée par de solides
traverses. Les chocs ne sont pas violents, mais le
panier rase le sol et se penche sur le côté ; nous
sommes six sur un angle de la* nacelle qui est in-
SEPTIÈME VOYAGE 73
clinée sens dessus dessous, et nous recevons dans la
tête les jambes pendantes de Tardieu et de Tournier,
qui se cramponnent aux cordages au dessus de
nous et qui se livrent aux cabrioles les plus invo-
lontaires. Il est vraiment à craindre qu'un des pas-
sagers ne soit lancé en dehors de notre véhicule,
mais nous tenons ferme, et personne ne manifeste la
moindre frayeur.
Le traînage , du reste , est très-doux , parce que
nous pouvons nous mouvoir à notre aise et nous
cramponner aux différentes parties du bordage.
Bientôt le ballon commence à s'arrêter. Deux ou
trois paysans, plus robustes, plus hardis que les
autres, se précipitent sur nos guide-ropes, aux-
quels ils se cramponnent avec toute la force que
peut donner l'humanité à de solides biceps campa-
gnards. Nous leurs passons la corde de soupape
qu'ils saisissent à travers les cordages, nos bras
épuisés commençaient à ne tirer que pour la forme :
la sortie du gaz, trouvant une ouverture plus grande
s'accélère. Une fois notre présence devenue inutile,
nous songeons à nous tirer de la nacelle, et nous
nous laissons couler les uns après les autres du
côté des guide-ropes.
Nous étions à Auneau, petite ville de la Beauce
(Eure-et-Loir).
Ainsi se termina cette ascension du Pôle-Nord,
qui ne devait être que la première partie de nom-
breux voyages aériens. Mais, comme nous l'avons
5
7) HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
dit, les frais de l'ascension ne furent pas couverts
par le public payant, et il me fallut faire rentrer le
Pôle-Nord clans son hangar.
Il ne nous resta de cette entreprise que l'amitié de
Gustave Lambert, noble soldat de la science, qu'une
balle prussienne devait frapper au cœur. Notre
compagnon Sonrel, lui aussi, devait être une des
victimes du siège de Paris, et il précéda de quelques
semaines Gustave Lambert dans la tombe.
Les résultats scientifiques du voyage du Pôle-
Nord ne furent pas nombreux. Cependant Amédée
Tardieu rapporta des faits sur le mouvement du
pouls à différentes hauteurs, et Albert Tissandier
exécuta plusieurs paysages fort intéressants sur les
curieux aspects du ciel au moment du coucher du
soleil. Ajoutons que l'ascension en elle-même offre
de l'intérêt au point de vue aéronautique, puisque
nous avons conduit dans les airs le plus grand
ballon qui ait jamais été construit avant l'aérostat
captif de 1878.
CHAPITRE HUITIEME
\scension de Dijon à la plaine de Rouvres»
l™aoùt 1869.
Un peu plus d'un mois après l'ascension de l'aé-
rostat le Pôle-Nord, Eugène Godard voulut bien
m'offrir une place dans son ballon, la Ville-de-
Florence (1), qui devait exécuter, à Dijon, une
ascension publique le 1 er août suivant. Je n'eus
garde de refuser, et je pris soin de ne pas manquer
le rendez-vous. Je quittai Paris dès le matin pour
arriver par train express à l'heure du départ
aérien.
Le 1 er août 1869, à 6 heures 40 minutes, le bal-
lon est gonflé sur la place de Dijon. Nous sommes
quatre à prendre place dans la nacelle, Eugène
Godard, deux voyageurs, MM. Jules Bordet, Du-
moutier et moi. A 6 heures 45 minutes, nous sommes
déjà à la hauteur de 1,000 mètres environ. La
température qui, à terre, était de 26° 5, se trouvait
(1) Ainsi nommé parce qu'à la suite d'une ascension à
Florence le ballon de Godard fut accidentellement in-
cendié. La ville de Florence ouvrit une souscription et
offrit àl'aéronaute français un nouveau matériel.
76 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
de 20°. L'atmosphère était peu humide, comme l'in-
diquait le thermomètre à houle mouillée que nous
avions installé dans la nacelle.
A 7 heures 10 minutes, nous marchons vers le
sud, et nous traversons à une faible hauteur, le
chemin de fer. Un train passe sous notre nacelle ;
nous le saluons de notre drapeau : il nous répond
par un coup de sifflet, salut de la locomotive. Nous
continuons à descendre pour papillonner au-dessus
du sol, comme le dit Godard. Par un jeu de lest
très-habile, notre pilote nous fait, en effet, glisser
à la cime des arbres et raser les champs à 10 ou
15 mètres de haut. Le temps est calme et nous pou-
vons causer tout à l'aise avec les habitants de la
localité: un peu plus et nous leur serrions la main.
Un sac de lest est vidé et nous lance de nouveau
en l'air à une altitude de 300 mètres. Nous traver-
sons la rivière de l'Ouche ; en nous penchant sur
le bord de la nacelle, nous voyons l'image du ballon
qui se reflète avec grâce dans ce miroir liquide.
Xous poussons un cri, et l'eau nous renvoie
notre son. Cet écho est général quand on pas^e
en ballon au-dessus d'une masse d'eau ; souvent
même il est répété plusieurs fois par les objets ter-
restres. Il produit toujours un bel et imposant effet
en troublant le silence des hautes régions.
A 7 heures 15 minutes nous planons à 1,200 mè-
tres d'altitude. La température s'esUabaissée, mais
le thermomètre marque encore 18°. On distingue
..
HUITIÈME VOYAGE
Le ballon la Ville de Florence traversant l'Ouche.
HUITIÈME VOYAGE 77
les cotaux verdoyants qui se déroulent sous la na-
celle, mais l'horizon commence à se voiler d'une
brume épaisse. "Nous marchons assez rapidement
vers des bois encore lointains , où le ciel est noir
et épais, où la pluie tombe à n'en pas douter.
Bientôt des éclairs en branche s'élèvent au-dessus
de la nappe des nuages sombres ; on les voit former
des ramifications de lumière, au-dessus de la ligne
des nuées, qui se sépare nettement à l'horizon de
la voûte céleste supérieure : des roulements de ton-
nerre retentissent, voix terribles qui nous annon-
cent qu'il est temps de revenir à terre. Chose sin-
gulière, l'orage, comme on l'a souvent constaté,
attire, aspire les ballons ; il se l'ait une diminution
de pression dans la localité où gronde le ton-
nerre, il se détermine un vide qui aspire la bouée
aérienne.
A terre, le vent augmente, comme nous le mon-
tre un morceau de papier qui voltige au loin après
avoir été lancé de la nacelle. II nous précède ; par
conséquent, il marche plus vite que nous.
L'orage est imminent. Eugène Godard n'hésite
\,aï, à opérer la descente ; nous le regrettons tous,
car il nous reste à bord de nombreux sacs de lest
qui pourraient nous maintenir de longues heures
dans les airs.
Le ballon se pose à terre, dans les bras d'une
douzaine de paysans qui nous arrêtent. Godard leur
donne des cordes qu'ils tirent en maintenant l'aé-
78 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
restai à cinq ou six mèlres au-dessus des champs,
et il nous fait conduire dans un emplacement où il
n'y a pas de dégâts à faire.
Une centaine de bras vigoureux nous font tra-
verser une route et semblent hésiter à nous poser
dans un champ voisin. Nous sommes dans les
plaines de Rouvres, à 12 kilomètres de Dijon. Un
village est à droite, un autre à gauche ; chaque
groupe se dispute l'honneur de nous posséder, et
tandis que les uns veulent mener le ballon d'un
côté, les autres le tirent d'un autre. Eugène Godard
rompt la discussion en restant en place.
Le ballon est en excellent étal, la nacelle est
remplie de lest ; je supplie mon pilote de garder le
ballon gonflé pour repartir au clair de lune; mais
le temps ne nous permet pas de mettre à exécution
ce beau projet.
Le vent commence à souffler, le ciel est noir
et les éclairs sillonnent la nue. Une bourrasque est
imminente.
J'aide Eugène Godard à dégonfler son aérostat,
et à peine cette besogne est-elle terminée, que les
rafales s'élèvent et soufflent avec impétuosité, nous
montrant qu'il a été sage de quitter les régions inclé-
mentes de l'atmosphère.
Cette ascension de Dijon m'a particulièrement
intéressé parce que, pour la première fois, j'ai pu
observer des éclairs dans la nacelle d'un aérostat.
Nous étions, il est vrai, loin du lieu de production
HUITIÈME VOYAGE 79
des décharges électriques, et peut-être n'y a-t-il
pas à le regretter ; si un ballon gonflé de gaz
combustible était foudroyé au sein de l'atmosphère,
les voyageurs qui le montent se trouveraient aussitôt
condamnés, sans nul espoir de salut, à la mort par
le feu et par la chute.
Après cet intéressant voyage, plus d'un an allait
s'écouler avant que je fisse une nouvelle ascension.
J'étais loin de soupçonner alors dans quelles condi-
tions j'allais entreprendre celles dont je vais donner
le récit.
CHAPITRE NEUVIEME
Voyage aérien de Paris assiégé à Dreux.
30 septembre 1870.
Je ne retracerai pas ici l'histoire émouvante de la
poste aérienne pendant le siège de Paris ; le lecteur
curieux de passer en revue les faits les plus intéres-
sants qui Font signalée pourra se reporter à l'ou-
vrage que j'ai publié à ce sujet, au lendemain de
nos désastres (1). Il me suffira de dire, pour suivre
le cours de mes campagnes aériennes, qu'après les
ascensions dont on a lu précédemment le récit, après
les efforts que nous avions tentés pendant la paix
pour faire concourir les ballons aux besoins de la
science, nous devions avoir l'ambition, mon frère
et moi, d'être au nombre des premiers qui allaient,
à l'heure de la guerre, affronter le feu de l'ennemi
du haut des airs.
Le premier départ aérien s'exécuta le 23 sep-
tembre 1870. Duruof s'éleva de la place Saint-
(I) En ballon ! pendant le siège de Paris, souvenirs d'un
aéronaute, par G. Tissandier, 1 vol. in-18. Paris
E. Dentu, 1871.
NEUVIÈME VOYAGE 81
Pierre, à Montmartre, clans la nacelle du ballon le
Neptune, dans laquelle nous avions entrepris le
voyage de Calais au-dessus de la mer du Nord.
M. Rampont et l'administration des postes n'avaient
pas encore organisé la construction des ballons-
poste ; il fallait utiliser les rares aérostats qui exis-
taient au début de la guerre, dans la capitale inves-
tie. Gabriel Mangin et Louis Godard suivirent Du-
ruof dans les airs, le 25 et le 26 du même mois.
Sur ma proposition, il fut convenu que je parti-
rais seul dans la nacelle du petit ballon l'Hirondelle,
appartenant à M. Gitfard, et avec lequel j'avais
exécuté le voyage de Paris à Neuilly-Saint-Front (1).
Ce ballon avait changé de nom ; on venait de l'ap-
peler le Céleste. Ce nouveau baptême ne l'avait pas
rajeuni ; je ne tardai pas à reconnaître qu'il était
dans un état déplorable. Mais j'avais promis de
partir pour emporter des dépêches urgentes; aussi,
le 30 septembre, dès cinq heures du matin, com-
mença-t-on le gonflement du Céleste, dont l'étoffe,
toute gelée pendant la nuit, était devenue roide et
cassante.
Le ballon est criblé de trous; une couturière les
répare tant bien que mal à mesure qu'ils se laissent
voir. Dans la hâte du départ, on se contente parfois
d'y coller des bandelettes de papier. Je dois avouer
que je ne me trouvais alors que médiocrement ras-
(1) Voyez chapitre V.
5.
S2 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
sure. Je vais m'élever, me disais-je. dans ce mé-
chant ballon usé par l'âge et le service, et cela
au moment où le canon tonne aux portes de la
ville !
— Ne partez pas, me disent des amis, attendez
au moins un bon aérostat ; c'est folie de s'aventurer
ainsi dans un tel esquif aérien.
Cependant MM. Béchet et Chassinat arrivent de
la poste avec des ballots de lettres. M. Hervé-Man-
gon me dit que le vent est très-favorable, qu'il
souille de l'est et que je vais descendre en Norman-
die ; le colonel Usquin me serre la main et me
souhaite bon succès. Puis bientôt M. Ernest Picard,
alors ministre de l'intérieur, auquel je suis spécia-
lement recommandé, demande à m'entretenir ; pen-
dant une heure, il m'informe des recommandations
que j'aurai à faire à Tours au nom du gouvernement
de Paris: il me remet un petit paquet de lettres
importantes que je devrai, dit-il, avaler ou brûler
en cas de danger. Sur ces entrefaites, le soleil se
lève, et le ballon se gonfle. Ma foi, le sort en est
jeté. Pas d'hésitations! Mon frère Albert surveille la
réparation du ballon. Il bouche les trous avec une
attention dont il ne se sentirait pas capable, s'il
travaillait pour lui-même : la besogne qu'il exécute
si bien, me rassure. Il est certain que je préférerais
un bon ballon, tout frais verni et tout neuf, mais je
me suis toujours persuadé qu'il y avait un Dieu pour
les aéronautes. Je me laisse conduire par ma desti-
NEUVIÈME VOYAGE 83
née, les yeux bien ouverts, !e cœur et les bras
résolus.
' A 9 heures, ,1e ballon est gonflé, on attache la
nacelle. J'y entasse des sacs de lest et trois ballots
de dépêches pesant 80 kilogrammes.
On m'apporte une cage contenant trois pigeons.
— Tenez, me dit Van Roosebeke, chargé du ser-
vice de ces précieux messagers, ayez bien soin de
mes oiseaux. A la descente, vous leur donnerez à
boire, vous leur servirez quelques grains de blé.
Quand ils auront bien mangé, vous en lancerez
deux, après avoir attaché à une plume de leur
queue la dépêche qui nous annoncera votre heureuse
descente. Quant au troisième pigeon, celui qui a la
tête brune, c'est un vieux malin que je ne donnerais
pas pour cinq cents francs. Il a déjà fait de grands
voyages. Vous le porterez à Tours. Ayez-en bien
soin. Prenez garde qu'il ne se fatigue en chemin
de fer.
Je monte dans la nacelle au moment où le canon
gronde avec une violence extrême (1). J'embrasse
mes deux frères et mes amis. Je pense à nos soldats
qui combattent et qui meurent à deux pas de moi.
L'idée de la patrie en danger remplit mon âme. On
attend là-bas ces ballots de dépêches qui me sont
1) À ce moment avait lieu le combat de Chevilly. La
brigade Susbielle faisait une reconnaissance sur le Bas-
Meudon.
S4 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
confiés. Le moment est grave et solennel; nul senti-
ment d'émotion ne saurait plus m'atteindre.
Lâchez tout !
Me voilà flottant au milieu de l'air !
Mon ballon s'élève dans l'espace. avec une force
ascensionnelle très-modérée. Je ne quitte pas de vue
l'usine de Vaugirard et le groupe d'amis qui me
saluent de la main : je leur réponds de loin en agi-
tant mon chapeau avec enthousiasme, mais bientôt
l'horizon s'élargit. Paris immense, solennel, s'étend
à mes pieds, les bastions des fortifications l'entou-
rent comme un chapelet ; là, près de Vaugirard,
j'aperçois la fumée de la canonnade, dont le gron-
dement sourd et puissant, tout à la fois, monte jus-
qu'à mes oreilles comme un concert lugubre (1). Les
forts d'Issy et de Vanvesm'apparaissent comme des
forteresses en miniature ; bientôt je passe au-des-
sus de la Seine, en vue de l'île de Billancourt.
Il est 9 heures 50 minutes; je plane à 1,000
mètres de haut ; mes yeux ne se détachent pas de la
campagne, où j'aperçois un spectacle navrant qui
ne s'effacera jamais de mon esprit. Ce ne sont plus
ces environs de Paris, riants et animés, ce n'est
plus la Seine, dont les bateaux sillonnent l'onde, où
les canotiers agitent leurs avirons. C'est un désert,
triste, dénudé, horrible. Pas un habitant sur les
il) Le combat de Villejuif venait de s'engager.
NEUVIEME VOYAGE 85
routes, pas une voiture, pas un convoi de chemin
de fer. Tous les ponts détruits offrent l'aspec de
ruines abandonnées ; pas un canot sur la Seine qui
déroule toujours son onde au milieu des campagnes,
mais avec tristesse et monotonie. Pas un soldat, pas
une sentinelle; rien, rien, l'abandon du cimetière.
On se croirait aux abords d'une ville antique, dé-
truite par le temps. Il faut forcer son souvenir
pour entrevoir par la pensée les deux millions
d'hommes emprisonnés près de là dans une vaste
muraille !
Il est dix heures ; le soleil est ardent et donne
des ailes à mon ballon ; le gaz contenu dans le
Céleste se dilate sous l'action de la chaleur ; il sort
avec rapidité par l'appendice ouvert au-dessus de
ma tête, et m'incommode momentanément par son
odeur. J'entends un léger roucoulement au-dessus
de moi. Ce sont mes pigeons qui gémissent. Ils ne
paraissent nullement rassurés et me regardent avec
inquiétude.
L'aiguille de mon baromètre Bréguet tourne
assez vite autour de son cadran, elle m'indique que
je monte toujours,... puis elle s'arrête au point qui
correspond à une altitude de 1 ,800 mètres au-dessus
du niveau de la mer.
Il fait ici une chaleur vraiment insupportable : le
soleil me lance ses rayons en pleine figure et me
brûle ; je me désaltère d'un peu d'eau. Je retire
mon paletot, je m'assied sur mes sacs de dépêches,
86 ISTOIRE DE MES ASCENSIONS
et, le coude appuyé sur le hord de la nacelle, je con-
temple en silence l'admirable panorama qui s'étale
devant moi.
Le ciel est d'un bleu indigo ; sa limpidité, son
ton chaud, coloré, me feraient croire que je suis en
Italie; de beaux nuages argentés planent au dessus
des arbres. Pendant quelques instants je m'aban-
donne à une douce rêverie, à une muelle contem-
plation, charme merveilleux des voyages aériens: je
plane dans un pays enchanté, monde abandonné de
tout être vivant, le seul où la guerre n'ait pas en-
core porté ses maux ! Mais la vue de Saint-Gloud
que j'aperçois à mes pieds, sur l'autre rive de la
Seine, me ramène aux choses d'en bas. Je jette
mes regards du côté de Paris, je n'entrevois plus la
métropole que sous une mousseline de brume.
Une profonde tristesse s'empare de moi ; j'éprouve
la sensation du marin qui quitte le port pour un
long voyage. Je pars; mais quand reviendrai-je ? Je
te quitte, Paris, teretrouverai-je? Comment définir
ces pensées qui se heurtent confusément dans mon
cerveau? C'est là-bas, au milieu de ce monceau de
constructions, de ce labyrinthe de rues et de boule-
vards que j'ai vu le jour ; c'est sous cette mer de
brume que s'est écoulée mon enfance. C'est loi,
Paris, qui a su ouvrir mon cœur aux sentiments
d'indépendance et de liberté qui m'animent. Te
voilà captif aujourd'hui.
Pendant que mille réflexions naissent et s'agi-
NEUVIÈME VOYAGE 87
tent ainsi dans mon esprit, le vent me pousse tou-
jours dans la direction de l'ouest, comme l'atteste
ma boussole. Après Saint-CIoud, c'est Versailles
qui étale à mes yeux les merveilles de ses mo-
numents et de ses jardins.
Jusqu'ici, je n'ai vu que déserts et solitudes, mais
au-dessus du parc, la scène change. Ce sont des
Prussiens que j'aperçois sous la nacelle. Je suis à
1 ,600 mètres de haut ; aucune balle ne saurait m'at-
teindre. Je puis donc m'armer d'une lunette et
observer attentivement ces soldats, lilliputiens vus
de si haut.
Je vois sortir de Trianon des officiers qui me
visent avec des lorgnettes, ils me regardent long-
temps ; un certain mouvement se produit de toutes
parts.
Des Prussiens se chauffent le ventre sur le
tapis vert, sur cette pelouse que foulait aux pieds
Louis XIV. Ils se lèvent et dressent la tête vers le
Céleste. Quelle joie j'éprouve en pensant à leur
dépit. — Voilà des lettres que vous n'arrêterez pas,
et des dépêches que vous ne pourrez lire ! Mais je
me rappelle au même moment qu'il m'a été remis
10,000 proclamations imprimées en allemand à
l'adresse de l'armée ennemie.
J'en empoigne une centaine que je lance par
dessus bord ; je les vois voltiger dans l'air en reve-
nant lentement à terre; j'en jette à plusieurs re-
prise, un millier environ, gardant le reste de ma
£8 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
provision pour les autres Prussiens que je pourrais
rencontrer sur ma route.
Que contenait cette proclamation? Quelques
paroles simples, disant à l'armée allemande que
nous n'avions plus chez nous ni empereur, ni roi ,
et que s'ils avaient le bon sens de nous imiter, on
ne se tuerait plus inutilement comme des bétes sau-
vages. Paroles sensées, mais.jetées au vent, empor-
tées par la brise comme elles sont venues!
Le Céleste se maintient à 1,600 mètres d'altitude ;
je n'ai pas à jeter une pincée de lest, tant le soleil
est ardent; car il n'est pas douteux que mon ballon
fuit. Sans la chaleur exceptionnelle de l'atmos-
phère, mon mauvais navire n'aurait pas été long à
descendre avec rapidité, et peut-être au milieu des
Prussiens. En quittant Versailles, je plane au-dessus
d'un petit bois. Tous les arbres sont abattus au
milieu du fourré; le sol est aplani, une double ran-
gée de tentes se dressent des deux côtés de ce paral-
lélogramme. A peine le ballon passe-t-il au-dessus
de ce camp, j'aperçois les soldats qui s'alignent; je
vois briller de loin les baïonnettes; les fusils se
lèvent et vomissent l'éclair au milieu d'un nuage de
fumée.
Ce n'est que quelques secondes après que j'entends
au-dessous de la nacelle le bruit des balles et la dé-
tonation des armes à feu. Après cette première
fusillade, c'en est une autre qui m'est adressée, et
ainsi de suite jusqu'à ce que le vent m'ait chassé de
NEUVIEME VOYAGE 89
ces parages inhospitaliers. Pour toute réponse, je
lance à mes agresseurs une véritable pluie de pro-
clamations.
J'ai toujours remarqué, non sans surprise, que
3'aéronaute, même à une assez grande hauteur,
subit d'une façon très-appréciable l'influence du
terrain au-dessus duquel il navigue. S'il plane au-
dessus des déserts de craie de la Champagne, il
sent un effet de chaleur intense, les rayons solaires
sont réfléchis jusqu'à lui; il est comme un prome-
neur qui passerait au soleil devant un mur blanc.
S'il trace, en l'air, son sillage au-dessus d'une forêt,
le voyageur aérien est brusquement saisi d'une im-
pression de fraîcheurétonnante, comme s'il entrait, en
été, dans une cave. — C'est ce que j'éprouve à 10 heu-
res 45 minutes en passant à 1,420 mètres au-dessus
des arbres, que je ne tarde pas à reconnaître pour
être ceux de la forêt d'Houdan. Ma boussole et
ma carte ne me permettent aucun doute à cet égard.
Mais ce froid que je ressens, après une insolation
brûlante, le gaz en subit comme moi l'influence; il
se refroidit, se contracte, l'aérostat pique une tête
vers la forêt; on dirait que les arbres l'appellent à
lui. Comme l'oiseau, le Céleste voudrait-il aller se
poser sur les branches?
Je me jette sur un sac de lest, que je vide par
dessus bord, mais mon baromètre m'indique que je
descend toujours; le froid me pénètre jusqu'aux os.
Voilà le ballon qui atteint rapidement les altitudes
90 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
de 1,000 mètres, ae 800 mètres, de 600 mètres.
I! descend encore. Je vide successivement trois sacs
de lest, pour maintenir mon aérostat à 500 mètres
seulement au-dessus de la forêt; car il se refuse à
monter plus haut.
A ce moment, je plane au-dessus d'un carrefour.
Un groupe d'hommes s'y trouve rassemblé. Grand
Dieu! ce sont des Prussiens. En voici d'autres plus
loin ; voici des uhlans, des cavaliers qui accourent
par les chemins. Je n'ai plus qu'un sac de lest. Je
lance dans l'espace mon dernier paquet de procla-
mations. Mais le ballon a perdu beaucoup de gaz,
parla dilatation solaire, par ses fuites; il est refroidi,
sa force ascensionnelle est singulièrement diminuée.
Je ne suis qu'à une hauteur de 420 mètres, une
balle pourrait bien m'atteindre.
Heureusement pour moi le vent est vif; je iile
comme la flèche au-dessus des arbres; les uhlans
me regardent étonnés, et me voient passer sans que
nul coup de fusil m'ait menacé. Je continue ma
route au-dessus de prairies verdoyantes, gracieuse-
ment encadrées de haies d'aubépine.
Il est bientôt onze heures, je passe assez près de
terre ; les spectateurs qui me regardent sont bel et
bien, cette fois, des braves paysans français, en
sabots et en blouse. Ils lèvent les bras vers moi; on
dirait qu'ils m'appellent à eux, mais je suis encore
bien près de la forêt, je préfère prolonger mon
voyage le plus longtemps possible. Je me contente
NEUVIÈME VOYAGE 91
de lancer dans l'espace quelques exemplaires d'un
journal de Paris que son directeur m'a envoyés au
moment de mon départ. Je vois les habitants courit
après ces journaux, qui se sont ouverts dans leur
chute, et voltigent doucement sur l'aile du vent.
Une petite ville apparaît bientôt à l'horizon. C'est
Dreux avec sa grande tour carrée. Le Céleste des-
cend, je le laisse revenir vers le sol. Voilà une
foule de gens qui accourent. Je me penche vers eux
et je crie de toute la force de mes poumons:
— Y a-t-il des Prussiens par ici?
Mille voix me répondent en chœur.
— Non, non, descendez!
Je ne suis qu'à 50 mètres de terre, mon guide-
rope rase les champs, mais un coup de vent me
saisit, et me lance subitement contre un monticule.
I^e ballon se penche, je reçois un choc terrible, qui
me fait éprouver une vive douleur, ma nacelle se
trouve tellement renversée que ma tête se cogne
contre terre. — M'apercevant que la descente était
rapide, vite je m'étais jeté sur mon dernier sac de
lest; dans ce mouvement le couteau que je tenais
pour couper les liens qui servent à enrouler la
corde d'ancre s'est échappé de mes mains, de sorte
qu'en voulant faire deux choses à la fois, j'ai manqué
toute la manœuvre. Mais je n'ai pas le loisir de
méditer sur l'inconvénient d'être seul en ballon. Le
Céleste, après ce choc violent, bondit à 60 mètres
de haut, puis il retombe lourdement à terre; cette
9! HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
l'ois j'ai pu réussira lancer l'ancre, à saisir la corde
de soupape. L'aérostat est arrêté; les habitants de
Dreux accourent en foule. J'ai un bras foulé, une
bosse à la tête, mais je descends du ciel en pays ami !
Ali ! quelle joie j'éprouve à serrer la main à tous
ces braves gens qui m'entourent. C'est une impres-
sion que je n'oublierai de ma vie. Ils me pressent
de questions. — Que devient Paris? Que pense-t-on
à Paris? Paris résistera-t-il ? Je réponds de mon
mieux à ces mille demandes qu'on m'adresse de
toute parts. — Je prononce un petit discours bien
senti qui excite un certain enthousiasme. — Oui ,
Paris tiendra tète à l'ennemi. Ce n'est pas chez cette
vaillante population que l'on trouvera jamais décou-
ragement ou faiblesse, on n'y verra toujours que
ténacité et vaillance. Que la province imite la
capitale, et la France est sauvée !
Je dégonfle à la hâte le Céleste, faisant écarter la
foule par quelques gardes nationnaux accourus en
toute hâte. Une voiture vient me prendre, m'enlève
avec mes sacs de dépêches et ma cage de pigeons.
Les pauvres oiseaux immobiles ne sont pas encore
remis de leurs émotions!
En descendant sur la place, plus de cinquante
personnes m'invitent à déjeuner, mais j'ai déjà
accepté l'hospitalité que m'a gracieusement offerte le
propriétaire delà voiture. Mon hôte a lu par hasard
mon nom sur ma valise, il a reconnu en moi un des
voisins de son associé de la rue Bleue. Je mange
NEUVIEME VOYAGE 93
gaiement, avec appétit, et je me fais conduire au
bureau de poste avec mes sacs de lettres parisiennes.
Je les pose à terre, et je ne puis m'empêcher de
les contempler avec émotion. Il y a sous mes yeux
trente mille lettres de Paris. Trente mille familles
vont penser au ballon qui leur a apporté au-dessus
des nuages la missive de l'assiégé.
Que de larmes de joie enfermées dans ces ballots!
Que de romans, que d'histoires, que de drames peut-
être sont cachés sous l'enveloppe grossière du sac
de la poste !
Le directeur du bureau de poste entre, et paraît
stupéfait delà besogne que je lui apporte. Je vois son
commis qui ouvre des yeux énormes en pensant
aux trente mille coups de timbre humide qu'il va
frapper. Il n'a jamais à Dreux été à pareille fête.
On en sera quitte pour prendre un supplément
d'employés ; mais la besogne marchera vite : le
directeur me l'assure. Quand au petit sac officiel, je
vais le porter moi-même à Tours, par un train spé-
cial que je demande par télégramme.
Qu'ai-je à faire maintenant ? A lancer mes pi-
geons pour apprendre à mes amis que je suis encore
de ce monde, et pour annoncer que mes dépêches
"sont en lieu sûr. Je cours à la sous-préîecture, où
j'ai envoyé mes messagers ailés. On leur a donné du
blé et de l'eau; ils agitent leurs ailes dans leur cage.
J'en saisis un qui se laisse prendre sans remuer. Je
lui attache à une plume de la queue ma petite mis-
9i HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
sive écrite sur papier lin. Je le lâche ; il vient se
poser à mes pieds, sur le sable d'une allée. Je
renouvelle la même opération pour le second pigeon
qui va se placer à côté de son compagnon. Nous les
observons attentivement. Quelques secondes se
passent. Tout à coup les deux oiseaux battent de
l'aile et bondissent d'un trait à 100 mètres de haut.
Là, ils planent et s'orientent de la tôle, ils se
tournent vivement vers tous les points de l'horizon,
leur bec oscille comme l'aiguille d'une boussole,
cherchant un pôle mystérieux. Les voilà bientôt
qui ont reconnu leur route ; ils filent comme des
Bêches.... en droite ligne dans la direction de
Paris !
CHAPITRE DIXIEME
Voyage aérien de Paris assiégé à Montpotier (Aube),
exécuté par Albert Tissantlier.
11 octobre 1870.
Pendant le siège de Paris, nous avons exécuté à
Rouen deux ascensions intéressantes. Avant d'en
aborder le récit, et de dire dans quelles circonstances
elles ont été faites, je céderai momentanément la
parole à mon frère, Albert Tissandier, qui a con-
duit un des premiers ballons-poste, construit à
l'atelier de la gare d'Orléans ; on verra comment
il est venu joindre ses efforts aux miens, pour tenter
de rentrer dans la capitale investie, et pour contri-
buer ensuite à l'organisation du service des ballons
captifs à l'armée de la Loire.
« Le 14 octobre, je quittai Paris, dit mon frère
Albert, dans la nacelle du ballon le Jean-Bart, à 1
heure 15 minutes de l'après-midi. Outre les deux
voyageurs (MM. RancetFerrand) confiés à mes soins,
j'emportais avec moi 400 kilogrammes de dépèches ;
c'est-à-dire cent mille lettres, cent mille souvenirs
envoyés de Paris par cent mille familles anxieuses !
« Cinq pigeons voyageurs, enfermés dans une-
cage d'osier, étaient tristement serins les uns contre
96 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
les autres, et faisaient entendre un roucoulement
plaintif.
« Par un soleil ardent, nous passons bientôt la
ligne des forts à 1,000 mètres d'altitude ; nous dis-
tinguons l'ennemi, et nous voyons des Prussiens en
grand nombre qui se mettent en mesure de nous
envoyer des balles, mais nous planons trop loin de
la terre pour que les armes à feu puissent nous
faire grand peur; nous entendons cependant les
balles qui bourdonnent comme des moucbes au-
dessous de notre nacelle, tout en continuant notre
voyage jusqu'au-dessus de la forêt d'Armanvilliers.
« Là, un spectacle de désolation s'offre à nos
yeux : les maisons, les habitations sont désertes et
abandonnées ; nul bruit ne s'élève jusqu'à nous, si
ce n'est celui de l'aboiement rauque et sinistre de
quelques chiens abandonnés.
« A ce moment, je vois le ballon se dégonfler
sensiblement, la partie inférieure de l'étoffe se
plisse avec un bruit analogue au froufrou de la soie.
Une sensation de fraîcheur nous saisit en même
temps, et le baromètre baisse jusqu'au moment
où nous planons à 500 mètres ; comme il ar-
rive fréquemment, l'influence de la forêt s'était
fait sentir sur l'aérostat et avait déterminé sa des-
cente. Je jette un sac de lest pour éviter de nous
rapprocher de terre davantage, car je vois des Prus-
siens campés dans la forêt.
« On distinguait les travaux de défense habilement
DIXIEME VOYAGE 97
organisés pour éviter toute surprise, et les tentes for-
mant deux lignes parallèles aux extrémités desquelles
s'élevaient des fascines et des gabions.
« Un peu plus loin nous apercevons un immense
convoi de munitions qui couvre la route entière. Il
est suivi d'une infinité de petites charrettes protégées
de bâches blanches. Des uhlans accompagnent les
voitures. A la vue de l'aérostat ils s'arrêtent, et
nous devinons, malgré la distance qui nous sépare,
qu'ils nous jettent un regard de haine et de dépit !
« Le soleil échauffe bientôt l'aérostat ; le gaz en
se dilatant le gonfle davantage. Les rayons ardents
nous donnent des ailes, nous bondissons vers les
régions aériennes supérieures, nous atteignons
2,500 mètres et la terre disparaît à nos yeux au
milieu de brumes vaporeuses.
« Quelle splendeur incomparable, quelle magni-
ficence innommée dans cette mer de nuages,
que semblent terminer des franges argentées aux
éclats éblouissants ! Au milieu du silence et du
calme, nous admirons ces sublimes clartés du ciel,
que je m'efforce de crayonner, pour en garder le
souvenir.
« Voilà la nuit qui couvre de son manteau le ciel
et la campagne. Il faut songer à revenir à terre, à
regagner le plancher des défenseurs de la patrie.
Notre direction, au départ, était bien peu rassu-
rante, car nous allions vers l'est, c'est-à-dire en
pays conquis. Je pris soin de faire descendre l'aé-
G
98 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
rostat lentement, en ménageant le lest pour remon-
ter au besoin. Le temps était calme, le ballon ne
perdit pas de gaz ; tout, heureusement, nous favo-
risait.
« Nous revoyons bientôt la terre où des paysans
accourent de toutes parts. Nous entendons leurs
cris : « Il n'y a pas de Prussiens ici, descendez,
« descendez. — Vous êtes à Nogent-sur-Seine, à
o Montpotier, descendez ! »
« Toutes les clameurs, d'abord un peu confuses,
nous arrivent enfin distinctement. Je me décide à
toucher terre. La nacelle se pose, en quelque sorte,
dans les bras de nos braves compatriotes. Ceux-ci
nous entourent, émus de nous recevoir, d'entendre
des nouvelles de Paris. Ils touchent avec joie nos
sacs de lettres et nos dépêches.
« Nous emportons vivement dépêches et ballon,
car les Prussiens sont à quelques kilomètres d'ici ;
ils ont dû nous voir et peuvent nous surprendre
d'un moment à l'autre.
« Nous ne tardons pas ù déguerpir et à nous
rendre, en toute hâte, à Nogent. Une réception en-
thousiaste nous est offerte chez le préfet ; nous le
quittons bientôt, ne voulant pas perdre un instant
pour atteindre Tours, où notre devoir nous ap-
pelle. »
Mon frère ne tarde pas à me rejoindre à Tours,
où nous avons été bientôt conduits, comme on va le
voir, à entreprendre de nouveaux voyages....
DIXIÈME VOYAGE 99
Ai'ant d'en l'aire le récit, il me paraît intéressant
de parler au lecteur du curieux mousquet à ballons
que les Prussiens ont imaginé pour attaquer les
ballons-poste. Mon frère et moi, nous n'avons eu que
l'honneur d'être salués par une simple fusillade ; le
mousquet a été construit postérieurement à nos-
ascensions du siège.
C'est en janvier 1876 qu'il m'a été donné de me
procurer une pièce rare : une photographie, por-
tant le timbre de l'usine Krupp et représentant ce
mousquet à ballons dont les Prussiens se sont servis
pendant le siège de Paris, dans le but de précipiter
le navire aérien du haut des airs.
Dès que le premier ballon-poste fendit la nue, et
passa les lignes d'investissement, M. de Moltke
s'adressa au célèbre constructeur prussien ; il lui
confia le soin d'imaginer quelque machine infernale
destinée à arrêter l'ardeur des messagers aériens.
M. Krupp, le « roi de fer, » suivant l'expression
germanique, construisit aussitôt un mousquet à
ballon, et l'expédia en toute hâte à Versailles, où,
d'après ce qui nous a été raconté par quelques-uns
de nos concitoyens, il fut triomphalement promené
dans les rues.
L'appareil consiste en un mousquet, formé d'un
fort canon métallique, muni d'une crosse et d'une
hausse. Le canon de l'arme peut osciller dans le
sens de la verticale, autour d'un axe monté lui-
même sur un genou qui lui permet de tourner hori-
109 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
zontalement et de pouvoir ainsi se diriger comme
uiw> lunette vers tous les points du ciel. Le système
est adapté sur un cylindre de bronze, solidement
lixé à un léger chariot à quatre roues, où deux
chevaux doivent s'atteler. Un petit siège, placé à
l'arrière de la voiture, est réservé à l'artilleur.
Aussitôt qu'un liallon-poste s'élevait de Paris, des
vedettes allemandes déterminaient la direction suivie
par le globe aérien ; grâce au télégraphe électrique,
un mousquet à ballon, toujours attelé, pouvait
presque aussitôt se diriger à bride abattue à la
rencontre de l'aérostat. Là, un artilleur expérimenté
dirigeait le canon de l'arme vers la sphère aérienne,
dont il connaissait le diamètre (1) et dont il pouvait,
par conséquent, apprécier la distance avec une cer-
taine approximation ; il visait, et il tirait.
La plupart des courriers de la poste aérienne ont
entendu le sifflement des balles à une hauteur assez
considérable, 800 à 1,000 mètres environ : le 12
novembre 1870, le ballon-poste le Daguerre fut tra-
versé par plusieurs balles, et les aéronautes qui le
montaient se trouvèrent contraints de toucher terre
à Ferrières où ils furent immédiatement assaillis
par des cavaliers ennemis. Sont-ce des fusils ou des
(1) Les Allemands ont pu connaître les conditions de
construction des ballons-postes soit par des espions, soit,
plus facilement encore, par les documents publiés par
quelques journaux.
DIXIÈME VOYAGE 104
mousquets à ballon auxquels les Allemands ont dû
cette capture ? C'est à quoi l'on ne saurait répondre
d'une façon certaine, mais il n'est pas moins mani-
feste que les mousquets aérostatiques ont été em-
ployés pendant toute la durée du siège, et que,
depuis la guerre, ces engins, d'abord faits à la hâte,
ont pu être singulièrement perfectionnés.
Pendant le siège de Paris, le ministre de la guerre
à Tours lit exécuter, à l'aide des ballons captifs, des
expériences destinées à connaître la hauteur à la-
quelle un aérostat se trouve à l'abri des projectiles.
On reconnut, qu'un ballon de quatre mètres de dia-
mètre, maintenu à quatre cents mètres d'altitude
par l'intermédiaire d'une cordelette, n'était pas
atteint par douze bons tireurs munis de fusils chas-
sepots, tandis qu'il était toujours transpercé par les
balles à des niveaux inférieurs. Cette expérience
est en contradiction avec les récits des aéronautes
qui, comme nous venons de le voir, ne semblaient
pas être à l'abri des balles à des hauteurs beaucoup
plus considérables. Peut-être les tireurs de l'expé-
rience de Tours perdaient-ils leur adresse dans cet
exercice anormal d'un tir vertical de bas en haut.
Quoi qu'il en soit, la question n'est pas résolue. Si
l'on a des doutes sur la portée dans la verticale des
armes à feu ordinaires, on ignore plus complète-
ment encore les effets que sont susceptibles de pro-
duire des engins spéciaux analogues à ceux que les
Allemands ont employés : une semblable étude est à
6.
102 DIXIÈME VOYAGE
faire ; elle nécessite des expérimenla'ions rigou-
reuses, dont les résultats, on le conçoit, oiïrcnt un
intérêt de premier ordre en ce qui concerne l'orga-
nisation des ballons militaires.
CHAPITRE ONZIEME
Ascension de Rouen (Seine-Intérieure) à Poses (Eure)
17 novembre 1870.
Quoique les ballons sphériques dont les aéronautes
pouvaient disposer pendant la guerre ne soient
nullement susceptibles d'être pourvus de moteurs
qui les dirigent, et qu'ils ne constituaient comme
tous les aérostats ordinaires, que de véritables bouées
flottantes, qu'entraînent à leur gré les courants
aériens, il n'était pas impossible de les utiliser, pour
rentrer dans Paris par la voie des airs.
Le plan que nous proposions d'adopter pour
tenter de revenir à Paris par ballon, était très-
simple.
On enverra, disions-nous alors, des aéronautes
avec leur matériel à Orléans, à Chartres, à Évreux,
à Dreux, à Rouen, à Amiens, dans toutes les villes
non occupées par l'ennemi, dans loutes celles qui
sont proches de Paris, et où le gaz de l'éclairage ne
fait pas défaut.
Chaque aéronaute aura une bonne boussole, et
connaissant l'angle de route vers Paris, il observera
les nuages tous les matins au moyen d'un miroir
horizontal fixe où sera tracée la ligne se dirigeant au
104 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
cenire de Paris. Quand il verra les nuages marcher
suivant cette ligne, c'est-à-dire quand la masse d'air
supérieure se dirigera sur Paris, il gonflera son
ballon à la hâte, d ^mandera à Tours, par le télégra-
phe, des instructions, des dépêches, et il par-
tira. Son point de départ est à vingt lieues de Paris
environ; il va chercher une ville qui, en y compre-
nant les forts, offre une étendue de plusieurs lieues;
dans de telles circonstances n'a-t-il pas des chances
nombreuses de la rencontrer? S'il passe à côté, il
continuera son voyage et descendra plus loin, en
dehors des lignes prussiennes. Quand le vent sera
du nord, le ballon d'Amiens pourra partir; lorsqu'il
soufflera du sud ou de l'ouest, les aérostats
d'Orléans et de Dreux se trouveront prêts. Avec
une douzaine de stations échelonnées sur plusieurs
lignes de la rose des vents, les tentatives seront nom-
breuses, et les chances de succès se multiplie-
ront.
Quand un ballon passera au-dessus de Paris, il
descendra aussitôt dans l'enceinte des forts. Là, la
campagne est assez vaste pour que l'atterrissage
soit facile. Au pis-aller, l'aéronaute pourra risquer
la descente sur les toits si le vent n'est pas rapide.
Enfin, s'il manque l'entrée de Paris, il aura la sor-
tie pour lui, où de nouveaux forts le protégeront.
Dans tous les cas, il lui sera possible de lancer par-
dessus bord des lettres et des dépêches.
Malheureusement ce projet, qui avait d'abord été
ONZIEME VOYAGE 105r
adopté, ne fut pas exécuté d'une façon complète.
Mon frère et moi nous avions choisi Rouen comme
station de départ, et nous sommes les seuls qui aient
exécuté deux ascensions. M. Revilliod avait fait pré-
cédemment une tentative courageuse à Chartres,
mais son ballon fut inopinément déchiré par le vent
avant le départ.
Je ne raconterai pas ici les péripéties de nos pré-
paratifs. Je me contenterai de dire que, dès le !>
novembre 1870, le ballon le Jean-Bart, remis à
neuf et tout frais verni par nos soins, était gonflé
dans l'île Lacroix, à Rouen.
J'observe attentivement les nuages, leur direction,
ma boussole et ma carte à la main. Connais-
sant l'angle de Rouen avec le méridien astrono-
mique, et la déclinaison, je puis tracer sur le sol
une ligne qui s'élend vers le centre de Paris. Nous
partirons quand les nuages se dirigeront suivant
cette ligne, quand nos petits ballons d'essai pren-
dront bien cette direction. Les conditions atmos-
phériques ne permettent pas encore de lancer le
ballon dans l'espace. Attendons le nord-ouest; beau-
coup d'habitants de Rouen regardent comme nous le
ciel, les girouettes, et se demandent: « Quand le
vent nord-ouest soufflera-t-il? »
Les nouvelles que l'on apprend le soir au bureau
du télégraphe ne sont pas très-rassurantes. Les
Prussiens sont à sept lieues de Rouen. Si notre départ
est ajourné, il serait bien possible que les aéronautes.
10G HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
soient délogés de Rouen. Pendant la nuit, nous fai-
sons, mon frère et moi, une série de réflexions
tantôt agréables, tantôt peu rassurantes. Mais notre
imagination ouvre Paris à nos yeux. La possibilité
du succès fait oublier celle d'un écbec.
Le surlendemain, 7 novembre, nous sommes
réveillés en sursaut. C'est un ancien marin qui a sur-
veillé le gonflement et qui entre précipitamment -dans
notre chambre.
— Messieurs, dit-il tout ému, je crois que le vent
souffle vers Paris ; voyez donc si je ne me trompe
pas!
D'un bond je me précipite sur le balcon de l'hôtel
où nous logeons. Les nuages se reflètent dans la
Seine qui s'étend sous mes yeux; ils se dirigent
bien en effet vers le sud-est, mais il est de toute
nécessité de confirmer cette observation en lançant
des ballons d'essai.
Nous courons à l'usine à gaz. Un petit ballon de
caoutchouc est gonflé, lancé dans l'espace; lèvent
de terre le jette d'abord au-dessus de nos têtes, mais
le courant supérieur lui fait décrire dans le ciel une
ligne parallèle à celle que j'ai tracée sur le sol et qui
donne la route de Paris ! Nos cœurs bondissent de
''oie, d'émotion, d'espérance.
L'inspecteur du télégraphe est prévenu à la hâte,
il annonce à Tours notre départ ; une heure après on
remet entre nos mains la dernière instruction du
gouvernement.
ONZIÈME VOYAGE 107
Le directeur de la poste ne tarde pas à accourir
avec un nouveau sac de lettres importantes. Nous ren-
trons précipitamment à l'hôtel prendre nos paquets;
notre voiture est suivie dans la rue par une foule
considérable, et un grand nombre de Rouennais
nous mettent dans la main leurs dernières lettres
pour Paris.
A onze heures, mon frère et moi nous montons
dans la nacelle. Le vent n'a pas varié depuis le matin.
Nos sacs de dépèches sont attachés au bordage exté-
rieur. Notre malle, nos couvertures pendent au cer-
cle du ballon. Une foule si compacte entoure
l'aérostat que nous procédons avec peine à l'équili-
brage. On jette à môme dans la nacelle les dernières
lettres. Une vieille dévote remet à mon frère une
médaille bénite et une prière qui, dit-elle, nous por-
teront bonheur.
On fait reculer la foule. Les marins qui retiennent
la nacelle se soulèvent sous nos ordres, le ballon
bientôt s'élève avec majesté au milieu des cris
d'enthousiasme des spectateurs.
Le public suit de terre notre direction, et trois
quarts d'heure après l'ascension le gouvernement
recevait à Tours le télégramme suivant qu'il publiait
le lendemain dans son Journal officiel :
« Inspecteur Rouen à directeur général télégra-
« phes à Tours. Le ballon le Jean-Bart monté par
« MM. Tissandier frères est parti à 11 heures ei
108 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
« demie se dirigeant sur Paris, au milieu des accla-
« mations. Vent favorable. Temps brumeux, ils font
« bonne route. Ces messieurs emportent lettres,
« paquets et dépêches. »
Le ballon le Jean-Bart, en quittant terre, passe
au-dessus des gazomètres de l'usine; il bondit mol-
lement au-dessus desnuages, en traçant dans l'espace
une courbe gracieuse; puis il s'arrête un instant,
immobile, hésitant comme l'oiseau qui cherche sa
route. Il tourne sur son axe, oscille lentement et
obéit enfin au courant aérien qui l'entraîne.
Nous sommes à 1,200 mètres d'altitude: la ville
de Rouen est vraiment admirable, vue du haut de
notre observatoire flottant. A nos pieds, l'île Lacroix
d'où nous venons de quitter la terre, se baigne dans
l'onde azurée de la Seine. Plus loin, le fleuve tra-
verse la ville, comme un ruban jeté au hasard au
milieu des maisonnettes d'une boite de jouets de
Nuremberg. Un soleil d'automne colore de tons
vigoureux ce délicieux tableau qu'encadre un cercle
de brume; l'air est semi-transparent, mais le
coloris de la scène terrestre, pour être moins vif,
moins éclatant qu'au milieu de l'été, n'en est pas
moins pur et moins beau.
La plaine où le ballon s'est gonflé tout à l'heure
est littéralement cachée sous les têtes humaines, qui
toutes sont dirigées vers nous ! Les hommes lèvent
les bras vers le ciel, les femmes agitent leurs mou-
ONZIÈME VOYAGE 109
ehoirs. Les vœux de tous nous accompagnent!
Gomment ne pas être profondément émus de ces
marques de sympathie qui nous sont envoyées de si
loin?
Cependant le Jean-Bart domine bientôt le sommet
d'une falaise dont le pied est arrosé par les eaux de
la Seine. Au même moment, mon frère fait une
observation qui devient une révélation sans prix ! Le
ballon plane juste au-dessus delà chapelle de Notre-
Dame-de-Bon-Secours, qui, droite comme un I, est
perchée sur le rocher,... et cette chapelle, — nous
l'avons remarqué à terre, — est précisément située
sur la ligne qui conduit de Rouen au centre de
Paris !
Mon émotion est si vive, ma joie si grande, que
j'en ai la respiration momentanément arrêtée. Quant
à mon frère, il regarde, ébahi comme moi, le clo-
cher dont la pointe aiguë apparaît, comme le sûr
jalon placé sur le bord de la route. Tous deux im-
mobiles, silencieux, suspendus dans l'immensité
céleste, nous avons la même pensée; la même
espérance fait battre nos cœurs !
Il est midi. Le soleil est au zénith. Il y a bientôt
une heure que le Jean-Bart plane au-dessus des
nuages, nous n'avons pas encore perdu de vue la
ville de Rouen. Nous marchons dans le bon chemin
mais avec une lenteur désespérante ! Le ciel au lieu
de s'éclaircir se couvre partout d'une brume épaisse
i
fIC HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
qui parait s'abaisser lentement vers la terre, comme
un immense couvercle de vapeurs. Mon frère observe
attentivement la carte et la boussole pour trouver
notre route au milieu des détours de la Seine.
Je ne quille pas de vue mon baromètre, dont
l'aiguille tourne rapidement autour de son cadran.
La descente est rapide; le Jean-Bart, au milieu de
la brume, s'est couvert d'humidité qui charge ses
épaules. Je vide par-dessus bord un demi-sac de lesl,
nous remontons bientôt à deux mille mètres de
haut.
Le ballon est plongé au milieu d'un brouillard
foncé, si épais qu'il disparaît à nos yeux. Il ne faut
pas songer non plus à distinguer la terre noyée sous
une brume épaisse ; impossible de suivre de l'œil les
contours de la Seine, précieux points de repère
échelonnés sur notre route. Nous laissons l'aérostat
descendre pour chercher à revoir le sol ; mais le
brouillard est compacte dans toute l'épaisseur de
l'atmosphère.
— Il faut, dis-je à mon frère, attendre patiem-
ment. Dans une heure, nous nous rapprocherons de
terre pour reconnaître le pays.
Le lest est semé sur notre route pour maintenir le
ballon à une altitude de 1,800 mètres. Ce n'est
plus dans l'air que nous nous trouvons, c'est au
milieu d'une véritable étuve de vapeur. Il n'y a plus
rien à voir, rien à faire, qu'à attendre.... et à
espérer.
ONZIÈME VOYAGE 111
Quelle sensation bizarre et charmante tout à la
fois, que celle de planer dans les airs, au milieu
d'un brouillard épais! La nacelle paraît immobile,
et quand on ne remue pas soi-même, aucune trépi-
dation ne vous dérange. C'est le sentiment du calme
absolu, inconnu sur la terre, même dans le désert,
où le vent frôle le sable et produit un bruissement
monotone.
Après trois heures de voyage, notre ballon des-
cend lentement dans l'atmosphère, il traverse le
manteau de brouillard qui s'étend sur la campagne;
nous apercevons la terre. Une inspection rapide
nous fait .connaître sur les replis de la Seine les
hauteurs des Andelys. Le Jean-Bart a plané sans
presque avancer; il n'a guère marché plus vite
qu'une mauvaise charrette. Mais la lenteur de notre
course n'est pas notre seule remarque; le vent a
changé de direction, car nous avons laissé la Seine
déjà bien loin sur la gauche, et c'est toujours à
notre droite que nous aurions dû l'apercevoir, si
nous avions continué à nous diriger vers Paris.
C'est ainsi que, tout à coup, nos beaux rêves s'en-
volent en fumée !
— A quoi bon continuer le voyage? disons-nous;
en passant la nuit en ballon, nous serons jetés vers
le sud, sur Orléans peut-être ! Là n'est pas notre
but. Revenons à terre, peut-être un second essai
sera-t-il couronné par le succès. Ce n'est que partie
remise.
112 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
Un coup de soupape nous jette à cent mèlres au-
dessus des champs : notre gnide-rope touche terre;
une foule de paysans accourent de toutes parts. Le
vent est si faible, l'air est si calme qu'ils rattrapent
la nacelle en courant. Les voilà qui touchent notre
câble traînant.
— Tirez la corde! leur crions-nous.
Quelques solides gaillards font descendre le Jean-
Bart lentement, sans secousse, sans que nous ayons
eu la peine de jeter notre ancre. Jamais meilleure
descente n'est venue seconder nos efforts; mais
combien n'aurions-nous pas préféré un traînage,
au milieu de la tempête, pourvu qu'il ait eu lieu sous
les murs de Paris.
Des centaines de spectateurs nous entourent, une
nuée de mobiles arrivent, car la nacelle a touché
terre au milieu des avant-postes français. A quel-
ques milliers de mètres plus loin nous tombions
chez les Prussiens !
Nous demandons où nous sommes.
— A Poses, nous dit-on.
— Y a-t-il près d'ici une usine à gaz où notre
aérostat; qui a perdu des forces pendant le trajet,
puisse s'arrondir.
Un chef d'usine des environs, M. L..., met gra-
cieusement à notre disposition sa maison pour nous
recevoir, son gazomètre pour nous fournir une cen-
taine de mètres cubes de gaz. — Mais pour aller
jusque chez lui, il faut traverser une ligne de che-
ONZIÈME VOYAGE 113
min de fer, un fil télégraphique et passer la Seine !
C'est bien difficile de faire. arriver jusque-là un bal-
lon captif. Toutefois nous voulons essayer quand
même.
Je harangue la foule et lui demande son aide.
Mille hourrahs répondent à ma proposition. Je des-
cends de la nacelle une corde de 50 mètres, pendant
que mon frère en attache une autre au cercle. Nous
attelons une cinquantaine d'hommes à chaque câble
et le ballon captif s'élève à trente mètres de haut.
Après nous être renseignés sur l'itinéraire à suivre,
on nous traîne dans la nacelle jusqu'au petit village
de Poses, où le maire reçoit les voyageurs tombés
des nues. — Nous voici arrivés sur les rives de la
Seine, où de vieux bateliers se concertent pour le
passage de l'aérostat sur l'autre rive. Le temps est
calme, et malgré la largeur du fleuve, le ballon est
attaché par deux cordes à un bateau solide, où huit
rameurs prennent place. Ils se lancent au large;
c'est merveille de nous voir dans notre panier
d'osier à 30 mètres au-dessus du courant rapide,
remorqués par les solides biceps de nos mariniers,
qui font parvenir le Jean-Bart sur l'autre rive, après
un travail pénible et plein de danger pour eux. Car
la moindre brise eût soulevé le ballon et fait chavi-
rer l'embarcation! Mais ces braves gens sont si
heureux de venir en aide à des aéronautes, qu'ils
ne veulent pas connaître d'obstacles !
Nous continuons notre route jusqu'à la voie du
114 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
chemin de fer où les fils télégraphiques se dressent,
comme ces dragons des Milles et une Nuits qui
crient au voyageur téméraire : « Tu n'iras pas plus
loin ! » Comment en effet faire passer un ballon
captif retenu par des câbles à travers des fils ten-
dus à quelques mètres du sol ? — Cet obstacle est
surmonté. Suspendus dans l'air à une vingtaine de
mètres, nous jetons au-delà des fils une corde que
saisissent nos conducteurs, tandis que l'on aban-
donne le câble qui est de l'autre côté des poleaux.
Bientôt une petite rivière arrête encore notre mar-
che, mais l'aérostat passe ce dernier Ruhicon et
arrive enfin à Romilly-sur-Andelle. Notre ballon
est attaché h des masses de fonte pesantes, nous le
clouons au sol, où des gardes nationaux le sur-
veillent. Il passe la nuit dans la prairie, tandis que
nous jouissons des douceurs de la plus charmante
hospitalité que puissent recevoir des voyageurs tom-
bés du ciel.
CHAPITRE DOUZIÈME
Ascension de Romilly (Eure) à IleurtrauviUe
( Seine-Inlérieure ).
8 novembre 1870.
Le lendemain, le Jean-Bart a reçu une petite
ration de gaz qui lui a donné des ailes. Mon frère et
moi nous observons avec attention l'atmosphère. Le
vent de terre est du sud-est, mais nous croyons
remarquer que des nuages très-élevés se dirigent
dans la direction de Paris. Nous sommes dans le feu
de l'action, comme les soldats au milieu des fumées
de la poudre, nous voulons marcher en avant, déci-
dés à tenter un nouveau voyage à de grandes hau-
teurs, sans nous soucier de la nuit qui tombe, ni
des Prussiens qui nous entourent.
Cette fois, ce n'est plus la même confiance qui
anime notre esprit, car le courant inférieur est
complètement défavorable ; mais il me semble de-
voir nous pousser sur Rouen, où de toute façon il
faut revenir. Dans le cas d'insuccès, ce trajet serait
accepté comme un pis-aller favorable. Quant au cou-
rant supérieur, il est très-élevé ; comment se dissi-
muler les difficultés à vaincre pour s'y maintenir
116 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
pendant un temps d'une longue durée ? Nous fai-
sons la part du possible et du probable, comptant
beaucoup sur ce je ne sais quoi, qui parfois vous
vient en aide.
A quatre heures trente minutes, nous prenons les
dispositions de départ. Nos valises bouclées à la
hâte sont attachées au cercle du filet, un dernier
paquet de lettres qu'apporte le maire de Romilly
est placé dans la nacelle. Nous montons dans notre
esquif d'osier ; il fait un temps magnifique, de grands
nuages blancs se bercent dans l'air, l'heure du cré-
puscule va sonner, la nature est calme et majes-
tueuse.
Le départ s'exécute dans les meilleures condi-
tions, en présence d'une foule complélement étran-
gère aux manœuvres aérostatiques. Elle manifeste
son étonnemenl par le silence et l'immobilité. Tous
les spectateurs ont les yeux fixés sur l'aérostat;
quand il quitte terre, les têtes se dressent, les bras
se lèvent, les bouches sont béantes.
Je ne me rappelle pas avoir jamais fait d'ascen-
sion dans des circonstances si remarquables. Nous
quittons lentement les prairies verdoyantes, les
lignes de peupliers qui les encadrent. Une légère
vapeur, opaline, diaphane, couvre ces richesses
végétales, avant que le manteau de la nuit s'y étende.
Une indicible fraîcheur, odorante, pénétrante,
monte dans l'air comme la plus suave émanation,
elle nous enveloppe, jusqu'au moment où le Jean-
DOUZIÈME VOYAGE 117
Bart s'enfonce dans la zone des nuages; jamais je
n'avais éprouvé cette volupté secrète du voyage
aérien, ce vertige merveilleux de l'esprit qui s'aban-
donne à la nature.
On croirait, en se séparant du plancher terrestre,
qu'on y laisse quelque chose de soi-même, la partie
physique, matérielle : ce qu'on emporte avec soi,
c'est l'idéal. Lisez Gœthe : le poète décrit, quelque
part, l'impression qu'éprouve l'âme lorsqu'elle se
sépare du corps au moment du trépas; il y a dans
cette description poétique, imagée, écrite en un
style puissant, quelque chose qui rappelle cet aban-
don des choses terrestres dans la nacelle de l'aéros-
tat.
Nous traversons comme la flèche le massif de
nuages. Impression vraiment curieuse. Pendant le
passage rapide, c'est une buée légère qui nous en-
toure, une nébulosité semi-transparente. Puis, au-
dessus, c'est la lumière resplendissante, c'est le
spectacle du soleil, qui lance ses rayons ardents sur
les montagnes de vapeurs, Alpes célestes aux ma-
melons escarpés, arrondis. Sous les nuages, nous
avons laissé la nature, presque endormie, somno-
lente, à l'heure du crépuscule. Au-dessus, nous la
retrouvons éveillée, pleine de vie, ivre de lumière.
Quels tons puissants dans ces rayons qui s'échap-
pent du soleil au déclin, quand on les contemple à
la hauteur de trente pyramides ! Quels reflets magi-
ques au milieu de ces vallées vaporeuses, aussi
7.
118 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
blanches que la neige des montagnes, aussi étincc-
lanles que des paillettes adamantines !
Dans un de nos voyages, nous avons pu montrer
un spectacle analogue à un navigateur qui avait
sondé tous les coins du globe; juché dans la nacelle,
il admirait, muet d'étonnement.
— J'ai vu, nous disait-il, le soleil se coucher au
milieu des glaciers polaires, se perdre dans la mer
d'azur de la baie de San-Francisco, j'ai vu les gran-
des scènes que la nature dessine au cap Horn, j'ai
l'ait le tour du monde, mais jamais pareille scène ne
s'était ollerle à mes yeux.
Qu'on ne nous accuse pas d'enthousiasme facile
ou d'exagération. Quand la nature se mêle de faire
du beau dans ce monde aérien, elle enfanle d'incom-
parables merveilles.
Peu à peu le soleil s'abaisse à l'horizon. Quand il
va se noyer dans la mer des nuages, il y jette ses
derniers feux. L'immensité s'embrase, pour s'étein-
dre tout à coup.
Ces rayons ardents nous évitent de jeter du lest;
mon frère retrace, sur son album aérostatique, ce
tableau céleste aussi fidèlement que crayon peut le
faire. Quant à moi je surveille l'aiguille du baro-
mètre. Le soleil nous aspire, nous appelle à lui, et
' de couches d'air en couches d'air, nous atteignons
L'altitude de 3,200 mètres.
A 5 heures l'obscurité est presque complète. Le
froid ne tarde pas à se faire sentir; aussi l'aérostat,
DOUZIÈME VOYAGE 119
plus impressionnable que l'organisme humain, est
brusquement saisi ; son gaz se contracte, sa force
ascensionnelle diminue. Il descend avec una grande
rapidité, revient en vue de terre, où le vent le jette
sur la Seine, qu'il traverse lentement à 500 mètres
de haut. Bientôt nous planons au-dessus d'une cam-
pagne couverte d'arbres, comprise entre deux bras
du fleuve. C'est la forêt de Rouvray, qui s'étend à
nos pieds comme un immense tapis de verdure.
Le vent paraît avoir changé de direclion, il nous
dirige vers l'Océan. Ce n'est pas encore dans l'en-
ceinte des forts de Paris, que nous toucherons
terre !
Nous descendons si près du sol, que nos guido-
ropes, longs de 200 mètres, glissent sur le sommet
des arbres, s'y accrochent parfois, et impriment de
violentes secousses à notre nacelle. Nous enten-
dons distinctement le frôlement des cordes contre
les feuilles. Elles glissent dans les branches en imi-
tant le murmure d'un ruisseau qui coule sur un lit
de cailloux. Quelquefois un bruit secsefait entendre ;
il est suivi d'un brusque soubresaut de l'aérostat ;
c'est un de nos câbles qui s'est enroulé autour d'une
branche qu'il a brisée comme un fétu de paille.
L'aspect de la forêt est celui d'un immense lit de
mousse, car, vus d'en haut, les arbres perdent leur
grandeur. On n'en aperçoit que les cimes. On serait
presque tenté de sauter à pieds joints sur ce duvet
qui repose la vue.
120 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
Au milieu des bois quelques lueurs paraissent
comme des étoiles qui brilleraient en un ciel
sombre. Ce sont des paysans qui allument la lampe
dans leur chaumière. Se doutent-ils qu'un regard
leur est lancé du ciel?
Nous ne voulons pas descendre au milieu de la
forêt, dans la crainte de mettre en pièces le Jean-
Bart. Quelques poignées de lest nous font remonter
à un demi-kilomètre dans l'air ; mais voilà qu'une
circonstance inattendue va prolonger malgré nous
notre voyage, en nous entraînant encore une fois
dans les régions supérieures.
La lune vient de se lever au milieu de l'atmos-
phère. Elle dissipe les vapeurs suspendues dans
l'air ; enlève-t-elle aussi l'humidité fixée aux cor-
dages, à l'étoffe du Jean-Dart ? Nous le supposons,
car nous remontons, lentement il est vrai, mais
sans jeter la moindre parcelle de lest, à une hau-
teur de 2,400 mètres.
La scène qui s'offre à nos regards, pour avoir
changé d'aspect n'en est pas moins belle, moins
saisissante. L'astre des nuits trône sous un dais
d'argent, formé par une voûte de nuages étince-
lants. Jusqu'à perte de vue, ses rayons caressent la
surface des vapeurs atmosphériques, les découpent
en écailles irisées et se retlètent sur le fond obscur
des régions inférieures. Il fait ici un froid pénétrant,
3 degrés au-dessous de zéro, nous nous couvrons de
nos fourrures, mais nos pieds et nos mains sont litté-
tsa àb
S 5
© c
DOUZIÈME VOYAGE 121
ralement gelés. L'action de l'abaissement de tempé-
rature se fait sentir d'autant plus qu'il y a plus
longtemps que nous sommes immobiles ; nous finis-
sons par subir les épreuves d'un réel malaise. La
lueur indécise de la lune lance sur notre aérostat
de faibles rayons qui ne suffisent plus à éclairer
notre baromètre. Nous distinguons à peine son ai-
guille d'acier. Navigateurs sans boussole, nous
errons au hasard dans l'immensité de l'atmos-
phère.
A 9 heures, nous sommes revenus en vue de
terre; c'est encore un bras de la Seine qui se dé-
roule sous nos yeux, comme un serpent d'argent. A
400 mètres de haut, nous planons au-dessus du
fleuve où l'ombre du ballon se découpe en une
grande tache noire. Sur l'autre rive, nous aperce-
vons encore un immense bouquet d'arbres, serrés
et touffus, où pas une clairière ne se présente pour
faciliter notre descente. C'est la forêt de Roumare.
La nuit est venue, il faut absolument songer à la
descente ; mais où trouverons-nous une plaine hos-
pitalière pour jeter notre ancre ? Voilà la Seine, qui
plus loin revient sur son cours, et, au-delà, à perte
de vue, une forêt plus vaste encore que les pré-
cédentes, semble nous défier de ses cimes touffues
et compactes. C'est la forêt de Mauny. — Quelle
luxuriante campagne nous traversons du haut des
airs où l'eau et la végétation se disputent la na-
ture ! Quel pays riche et verdoyant ! Mais quelle dé-
ê
12'^ HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
plorable contrée pour le navigateur aérien, qui ne
rencontre sous sa nacelle que récifs, écueils et me-
naces de naufrage !
Semant du lest sur notre route, nous maintenons
le Jean-Barth 300 mètres de haut. Nous épions une
plainte, mais il n'y a sous nos pieds qu'un amon-
cellement d'arbres, répandus à profusion sur toute
la campagne. Le vent est calme, nous sillonnons
l'espace avec une extrême lenteur.
A 9 heures 30 minutes, nous sommes en vue d'un
nouveau bras de Seine que le ballon va traverser
encore. L'espérance nous l'ait croire que, sur l'autre
versant, une terre propice à la descente viendra
prêter son aide aux aéronautes. Nous tombons de
Gharybde en Scylla?
Le Jean-Bail s'avance en droite ligne vers le
milieu de la forêt de Bretonne, qui s'étend jusqu'à
la mer, où le vent nous dirige, et par surcroit de
malheur, les rives de la Seine sont hérissées de
hautes falaises qui nous menacent. Traverser suc-
cessivement quatre bras de la Seine, et trois forêts
sans apercevoir un espace vide, c'est comme une
fatalité qui nous poursuit. Il n'y a peut-être point
d'autres parties du globe où pareil voyage pourrait
se faire. Nous sommes à 100 mètres de haut, le
ballon peut être brisé contre les rochers, s'il ne
gravit pas les hautes plages aériennes. Mais s'il re-
monte, le vent le lancera sur la forêt de Bretonne,
et le poussera jusqu'à la mer où nous courions
DOUZIÈME VOYAGE
Desceute du Jean-Bart au milieu de la Seiae,
en vue de Jumièges.
DOUZIÈME VOYAGE 123
grande chance de nous perdre. Tout en faisant ces
observations peu rassurantes, le Jean-Bart arrive
au-dessus de la Seine, en vue de Jumiéges. En cet
endroit le fleuve est d'une grande largeur, il s'étend
comme un lac immense dont les rayons lunaires
font le plus admirable miroir. Le moment de l'hé-
sitation est passé, il faut prendre une résolution
subite et décisive. Le vent va nous lancer sur la
rive opposée, contre une falaise énorme ; en un
instant nous nous pendons à la corde de la soupape.
Elle s'ouvre béante, fait entendre une musique
étrange : c'est le gaz qui s'échappe . Nous tendons
la main, les clapets se ferment avec un bruit sonore
qu'amplifie la rotondité de la sphère d'étoffe. Nous
piquons une tête dans la Seine, mais en aéronautes
experts, nous avons calculé notre chute. Nos cordes
tombent dans l'eau, y glissent et notre nacelle s'ar-
rête à 15 mètres au-dessus du fleuve. Sachant imi-
ter le mouvement de l'oiseau qui se laisse tomber de
haut, pour effleurer la surface liquide, le Jean-Bart
a évité la noyade.
La falaise est un écran immense qui intercepte le
vent, et l'air est si subitement calme au-dessus de
la Seine, que notre ballon reste complètement im-
mobile à quelques mètres au-dessus du fleuve. Le
courant frappe les cordes traînantes, y clapote avec
un léger bruissement; la lune éclaire le globe aérien,
qui, au milieu de ce tableau nocturne, offre un as-
pect merveilleux.
121 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
Nous entendons bientôt des clameurs sur le ri-
vage. Une foule de mariniers sont venus à l'ap-
proche de l'aérostat tombé des nues. Parmi les cris
de tous, on distingue quelques voix féminines qui
se détachent de ce concert humain, comme les Mûtes
aiguës d'un orchestre.
— Si ce sont des Prussiens, dit l'une d'elles,
nous allons les tenir, ils ne nous échapperont pas!
— Tirez les cordes, répondons-nous en criant
de toute la force de nos poumons. Amenez-les sur le
rivage.
Surcesentrefaites, une barque montée par quatre
ou cinq hommes vient de paraître à la surface de
l'eau. L'un d'eux nous crie qu'il arrive à noire
aide.
Bientôt en effet les rameurs nous ont rejoints au
milieu du fleuve, ils saisissent un de nos câbles
qu'ils amènent péniblement au rivage. On a toutes
les peines du monde à se faire entendre au milieu
des clameurs. Le bruit se calme bientôt, et sur nos
ordres, les mariniers que l'on distingue difficilement
au milieu de la nuit, tirent notre corde, mais ils s'y
pendent tous avec un enthousiasme qu'il est impos-
sible de modérer. Ils s'y cramponnent si brusque-
ment dans leur ardeur, qu'ils impriment au Jean-
Bart de terribles secousses. Nos protestations sont
vaines. Il faut nous contraindre à être secoués dans
la nacelle comme des feuilles de salade qu'on
égoutte dans un panier.
DOUZIÈME VOYAGE 125
En quelques minutes la nacelle a quitté la Seine,
nous sommes suspendus au-dessus des peupliers
qui bordent le chemin de halage. Nous disons aux
mariniers de conduire le ballon dans un espace
libre d'arbres. Ils se mettent tous en marche aux
cris du « oh hisse! » familier aux bateliers. Notre
ancre est encore pendante et s'accroche à un peu-
plier, d'où il faut la déloger. C'est tout un travail.
Mais nous tranchons ce nœud gordien comme
l'aurait fait Alexandre lui-même. Nous faisons tirer
les câbles de l'aérostat, par nos remorqueurs, de
toute la force de leurs biceps. L'arbre cède et
se casse, non sans une violente secousse de notre
esquif.
On arrive enfin au village d'Heurtrauville, dont
les maisons, assises coquettement au pied d'une
immense falaise, bordent le cours de la Seine.
L'aérostat est ramené à terre sur la berge, les sacs
de lest vides sont remplis de sable, on les entasse
dans le panier d'osier qu'ils rivent au sol. Nous
mettons pied à terre. .
Les femmes qui nous prenaient pour des Prus-
siens se sont vite détrompées en nous entendant
parler le langage qui leur est familier. Mais elles
se figurent maintenant que nous sommes envoyés
par le gouvernement pour enlever leurs hommes,
et les enrôler dans l'armée. Décidément ces braves
Normandes voient dans l'aérostat un oiseau de mau-
vais augure. Il parait que nos mines ne sont pas
126 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
trop suspectes, car nos explications ne lardent pas
à rassurer sur nos intentions la plus belle moitié du
village d'Heurtrauville.
Voilà un groupe de paysans qui s'avance avec la
gravité de présidents de cour. Ce sont des membres
du conseil municipal précédés de M. le maire. Us
nous demandent nos papiers. L'un d'eux prend
connaissance des pièces qui nous ont été données
par le gouvernement, il les examine avec le sérieux
d'un changeur qui flairerait un faux billet de
banque.
— C'est bien, messieurs, nous sommes à votre
disposition.
Nous demandons un piquet de six gardes natio-
naux pour être de faction pendant la nuit autour du
ballon, pour empêcher les fumeurs d'y mettre le feu,
et les curieux de s'en approcher.
M. le maire donne ses ordres au commandant de
place. II nous conduit ensuite au Grand-Hôtel de la
localité. C'est une humble chaumière, un cabaret de
village, très-propret, fort bien tenu. La patronne
nous fait les honneurs avec une bonne grâce, ma
foi , charmante. Elle nous offre sa chambre pour
passer la nuit.
De grand cœur nous la remercions, heureux de
trouver un lit pour nous reposer de nos fatigues et
de nos émotions.
Nous dînons dans ce cabaret avec un appétit tout
aérien. Mon frère et moi nous répondons aux ques-
DOUZIEME VOYAGE 127
tions des curieux, faisant l'un et l'autre de la pro-
pagande aérostatique. . . .
Nous arrêterons ici notre récit des ascensionspcn-
dant la guerre, récit que nous avons reproduit
d'après notre livre En Ballon pendant le siège de
Paris, où nous renverrons le lecteur curieux de
connaître la suite de nos aventures. Elles ne s'a-
dressent plus qu'à l'aérostation captive, aux ballons
militaires, et ne touchent en rien, par conséquent
aux voyages aériens proprement dits.
Nous nous bornerons à ajouter que si les ballons
du siège ont assuré les communications de Paris
investi avec la France, ils auraient pu rendre des
services non moins considérables à l'état d'aérostats
captifs, destinés à surveiller, du haut des airs, aux
avant-postes de nos armées, les mouvements de l'en-
nemi. Pendant que l'armée de la Loire s'organisait
à Orléans, une compagnie d'aérostiers militaires fut
créée ; Duruof et Ber taux furent chargés de gonfler le
premier aérostat militaire. Mon frère et moi, nous ne
tardâmes pas à nous joindre à ces aéronautes, et
nous reçûmes l'ordre de transporter notre ballon
tout gonflé aux avant-postes du camp de Ghilleurs.
Cent cinquante mobiles s'attelèrent aux quatre cordes
qui retenaient à terre le globe aérien. Perchés dans
la nacelle, nous présidions à cette manœuvre d'un
nouveau genre. Le camp de Ghilleurs était loin, le
128 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
vent était vif et contraire, le transport n'eut lieu
que très-lentement. Bientôt la nuit tombe, la lune
se lève. Quelques paysans accourent, considérant
avec stupéfaction ce ballon qui se découpe en
noir sur le ciel éclairé par la lune, et que remorquent
péniblement à travers champs quelques poignées
d'hommes pendus aux câbles qui tombent de la
nacelle.
Après bien des fatigues, bien des efforts, par un
temps froid, glacial, le ballon est éventré, mis en
pièces par une rafale. Un second aérostat est vite
gonflé, et se tient prêt à obéir aux ordres, côte à
côte avec le ballon que Duruof doit diriger. Ces
ballons allaient se trouver mêlés à la déroute d'Or-
léans, d'où ils s'échappèrent à la dernière heure,
entassés pêle-mêle avec leurs aéronautes dans le
fourgon de chemin de fer ; ce fourgon est devenu
pendant quelques jours notre asile habituel. Il nous
conduisit au Mans, puis à Laval, vers de nouveaux
désastres.
On concevra que lors des ascensions que nous
avons faites pendant la guerre, nous ne pouvions
guère songer aux expériences météorologiques;
mais cependant je n'ai jamais cessé de noter sur
mon livre de bord les pressions, les températures
et les circonstances particulières du voyage, effets de
nuages, etc., tandis que mon frère retraçait par le
crayon les panoramas aériens.
C'est seulement en 1871, après les douloureux
DOUZIÈME VOYAGE 129
événements de la Commune, qu'il nous fut donné de
commencer une nouvelle campagne d'aérostation
météorologique.
CHAPITRE TREIZIEME
Ascension de Paris à Lonjunicau (Seine-ct-Oisc).
20 mai 1872.
Dans le courant de l'année 1871, M. Henry
Giffard, auquel la mécanique doit de si belles con-
quêtes, résolut un problème d'une haute importance :
la préparation économique de l'hydrogène pur.
L'appareil imaginé par notre célèbre ingénieur est
basé sur la décomposition de la vapeur d'eau par le
fer chauffé au rouge, et sur la réduction par l'oxyde
de carbone de l'oxyde ainsi formé.
L'appareil est essentiellement composé de deux
cylindres. Dans le premier se trouve le coke, qui
brûle sous l'action d'un courant d'air très-énergique;
l'oxyde de carbone formé traverse le deuxième
cylindre contenant du minerai de fer à l'état d'oxyde,
porte au rouge cet oxyde de fei et le réduit.
Le fer réduit est alors traversé par un courant de
vapeur d'eau ; il s'oxyde de nouveau et donne de
Fbydrogène. Quand la décomposition de l'eau est
terminée, on fait passer l'oxyde de carbone sur
l'oxyde de fer qui se réduit à nouveau, et ainsi de
suite alternativement. La même quantité de minerai
de fer peut servir indéfiniment.
TREIZIÈME VOYAGE (31
On voit que ce système est très-simple, très-
ingénieux et très-économique. Il a fonctionné à
plusieurs reprises clans d'excellentes conditions et a
permis à M. Giffard d'opérer le gonflement de
petits aérostats, dans lesquels il a bien voulu m'of-
frir l'occasion d'exécuter plusieurs ascensions.
Le 29 mai, à midi, l'appareil à gaz, construit sur
les terrains de l'usine Flaud, au Champ-de-Mars,
est prêt à fonctionner. Le tirage a été augmenté par
l'influence d'un jet de vapeur plus énergique que
dans de précédentes expériences, et les résultats
sont encore plus favorables.
Quelques retards inhérents à un premier essai ne
permettent pas de produire l'hydrogène avant cinq
heures.
A ce moment, le gaz se dégage abondamment; il
passe à travers un épurateur à chaux et vient s'en-
gager dans un petit aérostat de 400 mètres cubes
dont Jules Godard opère le gonflement.
A sept heures du soir, le ballon est gonflé.
M. Giffard pense d'abord à garder l'aérostat plein de
gaz jusqu'au lendemain, mais je lui demande de
partir de suite. La nuit complète ne se fait pas en
cette saison avant neuf heures. Nous avons deux
heures devant nous. En remettant au lendemain, on
risque la pluie ou les rafales pendant la nuit, et le
ballon pourrait bien être mis en pièces. — Quand le
vin est tiré, il faut le boire; quand un aérostat est
gonflé, il faut s'élever.
132 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
A sept heures dix minutes, Jules Godard et moi
nous montons dans la nacelle et nous procédons à
l'équilibrage. Nous avons 80 kilogrammes de lest.
Notre but est seulement d'exécuter une promenade
aérienne. Avec des ressources aussi modestes, notre
ambition doit se borner à faire un simple bond
aérien. — M. Flaud, député, ses fils, les ingénieurs
de la maison assistent à l'ascension qui se fait à sept
heures quinze minutes.
Nous montons très-lentement ; le ciel est pur, le
panorama de Paris s'ouvre à nosyeux, éclairé parle
soleil couchant. Une légère bruine couvre la ville,
comme d'une mousseline transparente, au-dessus de
laquelle le Panthéon, le dôme doré des Invalides,
Notre-Dame, le Nouvel-Opéra, semblent émerger
comme des récifs au-dessus d'un vaste océan.
A sept heures trente-cinq minutes le ballon plane
à une altitude de 720 mètres, la température est de
12 degrés. Nous marchons vers le sud-sud-ouest. —
Nous sommes plongés dans un courant aérien, dont la
vitesse est faible; le ballon ne parcourt certainement
pas plus de 8 kilomètres à l'heure. A sept heures
quarante-cinq minutes en effet, notre nacelle est
suspendue au-dessus des environs de Paris les
plu:: rapprochés. Nous distinguons en plan les
maisons ravagées par la guerre; ce spectacle est
navrant: on croirait voir, de la hauteur où nous
sommes, un amoncellement de ruines antiques.
A sept heures cinquante minutes; nous nous rap-
TREIZIEME VOYAGE 133
prochons de terre, jusqu'à 200 mètres de hauteur.
La campagne est luxuriante, nous jouissons d'un
coup d'oeil splendide, glissant mollement dans l'at-
mosphère au-dessus d'un tapis de verdure d'une
incomparable richesse.
Nous traversons à 180 mètres une belle propriété
que nous avons su plus tard appartenir à M. le duc
de Trévise.
Le voyage se continue au-dessus de Verrières,
en planant non loin de Longjumeau. A huit heures
vingt-cinq minutes, nous atterrissons dans un champ
de blé à Saulx-les-Chartreux.
Jules Godard fait porter l'aérostat, à l'état captif,
dans un champ de foin, où nous le dégonflons sans
faire le moindre dégât.
A neuf heures vingt minutes du soir nous pre-
nions le chemin de fer à Longjumeau; une heure
après nous étions de retour à Paris.
CHAPITRE QUATORZIÈME
Ascension de Paris à Combs-la-VIllo (Scine-et-Maruo).
3 juin 1872.
L'appareil à gaz de M. GilTard continue à fonc-
tionner admirablement bien. Le ballon de 400 mètres
cubes, dans lequel nous avons exécuté l'ascension
précédente et que Jules Godard a baptisé la Léa,
est gonflé à cinq heures. Il doit enlever un ingénieur
de la maison Flaud, M. Corot, Jules Godard et
moi. — A cinq beures quinze minutes nous cons-
tatons que, grâce à l'emploi de l'hydrogène pur, le
ballon a, en effet, assez de force ascensionnelle
pour nous enlever tous trois.
A cinq heures quinze minutes, Jules Godard crie
le « lâchez tout. » Nous nous élevons très-lente-
ment par un temps admirable. L'aérostat monte à
1,200 mètres, puis il redescend bientôt, nous pla-
nons à 600 mètres au-dessus des environs de Choisy-
lo-Roi (six heures cinquante minutes).
. La Léa descend encore, et nous voilà bientôt à 20
mètres seulement au-dessus du sol; Godard, en
jetant du lest, nous maintient à cette hauteur; le
vont nous pousse sur la Seine, en vue de Villeneuve-
QUATORZIEME VOYA.UE 135
Saint-Georges. Nous suivons un instant le cours du
fleuve à 15 mètres à peine au-dessus de la surface
de l'eau. Des bateaux et des bateliers passent sous
la nacelle, ils sont ébahis à notre vue, et nous avons
le temps de leur dire quelques paroles.
Sur la rive, un chasseur passe et nous salue en
agitant son chapeau.
À notre gauche s'étend la vallée d' Yères ; nous
voguons mollement, au-dessus d'un pays admirable,
le ballon est entraîné avec l'air et plane avec
majesté.
Un peu de lest jeté par Jules fait remonter
l'aérostat à *200 mètres environ ; nous arrivons bien-
tôt en vue de grandes plaines, où il va falloir descen-
dre. Il n'y a plus à bord que deux sacs de sable.
Mais voilà le soleil qui sort d'un nuage épais et
nous envoie des rayons brûlants. Le gaz de la Léa
se dilate rapidement, il nous entraîne vers les hautes
régions.... On monte, on monte toujours!... A 1,800
mètres de haut, Jules donne plusieurs coups de sou-
pape pour ne pas aller au-delà, car nous sommes
pauvres en lest, et il serait téméraire de laisser mon-
ter trop haut la nacelle, sans songer à l'atterrissage;
il s'agit de ne pas revenir à terre avec une trop grande
vitesse, qui croîtrait de minute en minute si le soleil
venait à se cacher.
Nous jouissons alors d'un coup d'œil grandiose:
le soleil, rouge comme du sang, plane au-dessus
d'un grand rideau de nuages blancs, argentés, ar-
130 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
rondis avec art; des lignes brillantes entourent son
disque et l'encadrent. C'est magique !
A sept heures, notre ballon descend rapidement,
il s'avance vers de grandes plaines de blé, où nous
nous posons doucement sans la moindre secousse
( sept heures trente minutes ).
Nous sommes à côté d'une belle propriété. Les
paysans accourent en foule.
— Conduisez, crions-nous, le ballon, au moyen
de ces cordes, devant la mare, en face de la maison.
Les braves gens obéissent; mais ils sont ébahis de
voir que nous connaissons la maison et la mare.
Nous avions vu tout cela de là-haut.
Le propriétaire de la grande ferme, où nous ar-
rivons, à Égrenay, près de Combs-la-Ville (Seine-
et-Marne), est M. Decauville; sa famille nous
accueille avec la meilleure grâce. On nous invite à
dîner, on nous choie, on nous questionne.
M. Decauville nous raconte que, pendant le siège
de Paris, un aérostat venu de la ville assiégée est
tombé à la place même où notre ballon s'est posé
tout à l'heure. Les Prussiens était là, mais les aéro-
nautes ont pu s'échapper grâce à un brouillard épais.
M. Decauville a encore cet aérostat dans sa grange,
il nous le montre en nous disant qu'on n'est jamais
venu le réclamer. Ce ballon est pourri et perdu.
A neuf heures M. Decauville nous fait conduire,
nous et notre ballon, dans sa voiture, jusqu'à la gare
de Combe-la- Ville.
QUATORZIÈME VOYAGE 137
A onze heures nous sommes à Paris.
Pendant cette ascension, une nappe de cumulus
est restée constamment suspendue dans l'atmosphère
à l'altitude de 1 800 mètres.
CHAPITRE QUINZIEME
Ascension de Paris à Sainl-Firmiu (Oise).
8 juin 1872.
M. le vice-amiral baron Roussin m'ayant depuis
longtemps exprimé le désir de l'aire une ascension
aérostatique, M. Giffarda bien voulu m'offrir l'occa-
sion de mettre ce projet à exécution. Le samedi 8
juin, le ballon la Léa se gonflait à l'usine Flaud;
l'appareil à gaz, depuis la première ascension faite
le 29 mai, fonctionne avec la même régularité et
toujours avec le même minerai. Le départ avait été
fixé à cinq heures.
Dès quatre heures, l'aérostat est prêt: il va s'éle-
ver avec l'exactitude d'un chemin de fer.
A cinq heures précises, M. l'amiral Roussin et
moi, nous montons dans la nacelle. Le vent sud-
ouest qui, toute la journée, a été assez violent, com-
mence à tomber. Le ciel est pur, et de grands
cumulus blancs très-abondants sillonnent l'atmos-
phère.
Je procède à l'équilibrage de la nacelle. Nous
nous élevons avec une assez grande vitesse.
L'aérostat monte d'un bond à 1,G00 mètres. Nous
traversons une partie de Paris, que nous apercevons
QUINZIÈME VOYAGE 139
tout entier à vol d'oiseau; l'amiral ne se lasse pas
d'admirer ce panorama, vraiment saisissant quand
on le contemple surtout pour la première fois. Il
s'étonne surtout du calme, du silence qui régnent
dans les plages aériennes où nous voguons.
Nous passons au-dessus de la gare de l'Ouest, puis,
quelque temps après, au-dessus de Saint-Denis. Le
Champ de Mars, que nous avons quitté, est déjà
loin.
Je surveille activement l'allure du ballon; l'œil
sur le baromètre et la main au lest, je m'efforce de
faire garder à l'aérostat une course horizontale et de
l'empêcher de descendre trop vite.
11 tend un instant à revenir vers des niveaux
inférieurs, mais je jette du lest, et à peine ai-je vidé
un demi-sac, que le soleil, sortant d'un nuage épais,
nous lance des rayons ardents qui nous brûlent le
visage. L'aérostat subit presque immédiatement
l'effet de cette élévation de température; son gaz se
dilate, le gonfle, tend son étoffe sur le filet et le fait
monter avec rapidité vers les hautes régions atmos-
phériques.
Le baromètre métallique indique successivement
des hauteurs de 1,200, 1,400, 1,600 mètres d'alti-
tude. Nous arrivons bientôt à 1,700 mètres, puis à
1,900 mètres, et, cette fois, nous avons dépassé un
nuage blanc d'une grande épaisseur, que nous lais-
sons à 50 ou 60 mètres au-dessous de la nacelle.
Avec un si petit ballon et si peu de lest, il serait
140 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
imprudent de gravir des régions supérieures à celles
où nous sommes plongés ; mais il n'est pas facile de
maîtriser l'ardeur de l'aérostat; je suis obligé de
donner successivement cinq ou six coups de sou-
pape.
Au moment où nous redescendons, à 5 heures 40
minutes, un remarquable phénomène d'optique, ana-
logue au spectre d'Ulloa, s'est offert à nos yeux.
A 5 heures 35 minutes du soir, le ballon, comme
je l'ai dit, avait dépassé les beaux cumulus blancs qui
s'étendaient horizontalement dans l'atmosphère;
nous planons au-dessus d'un vaste nuage ; le soleil
y projette l'ombre assez confuse de l'aérostat, qui
nous apparaît entouré d'une auréole aux sept cou-
leurs de l'arc-en-ciel. A peine avons- nous le temps
de considérer ce premier phénomène, que nous des-
cendons de 50 mètres environ. Nous passons alors
tout à côté du cumulus qui s'étend près de notre
nacelle et forme un écran d'une blancheur éblouis-
sante, dont la hauteur n'a certainement pas moins
de 70 à 80 mètres.
L'ombre du ballon s'y découpe, cette fois, en une
grande tache noire, et s'y projette à peu près en
vraie grandeur. Les moindres détails de la nacelle,
l'ancre, les cordages, sont dessinés avec la netteté
des ombres chinoises. Nos silhouettes ressortent
avec régularité sur le fond argenté du nuage ; nous
levons les bras, et nos Sosies lèvent les bras. L'om-
bre de l'aérostat est entourée d'une auréole ellipti-
QUINZIÈME VOYAGE [M
que assez pâle, mais où les sept couleurs fin Spectre
apparaissent visiblement en zones concentriques.
La température était de 14 degrés centigrades en-
viron : l'altitude, de 1,900 mètres. Le ciel élait très-
pur et le soleil très-vif. Le nuage sur la paroi verti-
cale duquel l'apparition s'est produite avait un volu-
me considérable et ressemblait à un grand bloc de
neige en pleine lumière. Nous étions nous-mêmes
entourés d'une certaine nébulosité, car la terre ne
s'entrevoyait plus que sous un brouillard indécis.
Des observations analogues ont été faites plu-
sieurs fois déjà par quelques aéronautes ; mais je ne
crois pas que l'on ait jamais vu, jusqu'ici, l'ombre
d'un ballon se découper sur un nuage avec une in-
tensité telle qu'on eût dit un effet de lumière élec-
trique. Le spectacle qu'il nous a été donné de con-
templer était vraiment saisissant, et ce genre de
spectre aérostatique doit être certainement consi-
déré comme une des plus belles scènes aériennes
qui puisse s'offrir au voyageur en ballon. Laprésence
d'une auréole autour de l'ombre, complète ce tableau
étrange; elle semble trouver son explication dans les
faits décrits par les physiciens sur les franges iri-
sées. Cependant, comme nous le verrons dans la
suite, il y a quelques remarques à faire au sujet de
cette hypothèse.
Notre descente, après une heure cinq minutes de
voyage, s'est opérée -au-delà de Chantilly, près de
la gare dé Saint-Firmin, à 45 kilomètres de Paris.
142 HISTOIKE DE MES ASCENSIONS
On voit, d'après ce trajel, que le vent soufflait du
sud-sud-ouest, avec une vitesse de plus de 12 mè-
tres à la seconde. La direction des courants aériens
avait brusquement tourné; les jours précédents, le
vent oscillait entre le nord-est et le nord-ouest
C'est ainsi que, dans quatre ascensions exécutées
antérieurement, depuis le 29 mai, par nous et par
d'autres aéronautes, l'aérostat a chaque fois touché
terre vers le sud de Paris.
Il nous a été donné dans la suite de mieux obser-
ver encore les curieuses auréoles aérostatiques
dont nous venons de parler ; mais nous voulons dès
à présent donner au lecteur quelques renseignements
sur les phénomènes de même nature qui ont précé-
demment été observés, soit en montagne, soit en
ballon.
Il y a fort longtemps que ces phénomènes, quel-
que exceptionnels qu'ils soient, ont été signalés;
depuis des époques très-reculées, la montagne du
Brocken, célèbre dans le Hailz, en Hanovre, a été
réputée comme le théâtre habituel d'apparitions
extraordinaires. Les paysans du pays vous parlent
encore aujourd'hui du Brocken avec un certain
effroi; ce sommet, qu'ils croient ensorcelé, leur ins-
pire des terreurs superstitieuses; ils redoutent d'en
faire l'ascension à l'heure du lever du soleil, car
c'est à ce moment surtout que, d'après leurs récils,
des spectacles étranges apparaissent au sein de l'air;
c'est au lover du jour que des ombres colossales
QUINZIEME VOYAGE 143
surgissent des amas de nuages. Quand ils se hasar-
dent à gravir les rampes escarpées de la montagne,
ils montrent au voyageur, durant la route, certaines
pierres granitiques qu'ils appellent Yautelde la sor-
cière ou le rocher magique; ils s'arrêtent devant la
fontaine enchantée; ils vous racontent que les ané-
mones du Brocken sont douées de vertus particu-
lières. D'après l'affirmation des archéologues alle-
mands, ces dénominations remonteraient au temps
où les Saxons adoraient encore leurs anciennes
idoles, alors que le christianisme commençait à
dominer les esprits des populations de la plaine. Il
est probable que le spectre du Brocken, dont nous
allons entretenir nos lecteurs, s'est souvent montré
à cette époque, comme de nos jours, et qu'il avait sa
part des tributs d'une idolâtrie superstitieuse.
Un des premiers observateurs qui ait donné une
description exacte et rationnelle du spectre du Broc-
ken est le voyageur Hane, qui l'aperçut en l'année
1792. Avec une persévérance infatigable, ce natu-
raliste se rendit plus de trente fois au sommet du
Brocken, sans que l'apparition se révélât à ses yeux.
Mais sa ténacité eut enfin sa récompense. Un certain
jour du mois de mai, Hane a gravi le Brocken; il
est arrivé au sommet de la montagne à quatre heures
du matin. Le temps est calme, le vent chasse devant
lui une nuée de brouillards opalins, de vapeurs
indécises qui ne sont pas encore métamorphosées en
nuages. Le soleil se lève à 4 heures 15 minutes.
H4 UhSTOIRE DE MES ASCENSIONS
L'heureux observateur voit son ombre prodigieu-
sement amplifiée se découper sur le rideau des bru-
mes ; il porte sa main à son chapeau, et la grande
silhouette fait le môme geste. Plus tard, en 1862 un
peintre français, M. Stroobant, aperçut nettement
k spectre de Brocken ; l'ombre du voyageur se des-
sina sur les nuages, ainsi que celle d'une tour du
voisinage. Ces silhouettes étaient vagues, leurs con-
tours mal définis, mais elles apparaissaient, nette-
ment entourées d'un contour lumineux formé des
sept couleurs de Parc-en-ciel.
Au siècle dernier, Bouguer et Ulloa, envoyés à
l'équateur avec la Gondamine pour mesurer le degré
terrestre, observèrent des phénomènes du môme
ordre pendant leur séjour sur la Pichincha. Ulloa,
qui a donné son nom à ces effets de lumière, a dé-
crit avec précision l'apparition, devenue classique,
qui se manifesta sous ses yeux. « Je me trouvais,
dit-il, au point du jour sur le Pambamarca, avec
six compagnons de voyage; le sommet de la monta-
gne était entièrement couvert de nuages épais; le
soleil, en se levant, dissipa ces nuages; il ne resta à
leur place que des vapeurs légères qu'il était pres-
que impossible de distinguer. Tout à coup, au côté
opposé à celui où se levait le soleil, chacun des
voyageurs aperçut, à une douzaine de toises de la
place qu'il occupait, son image réfléchie dans l'air
comme, dans un miroir ; l'image était au centre de
dois arcs-en-ciel nuancés de diverses couleurs et
QUINZIÈME VOYAGE 1*5
entourés à une certaine distance par un quatrième
arc d'une seule couleur. La couleur la plus exté-
rieure de chaque arc était incarnat ou rouge ; la
nuance voisine était orangée; la troisième était
jaune, la quatrième paille, la dernière verte. Tous
ces arcs étaient perpendiculaires à l'horizon; ils se
mouvaient et suivaient dans toutes les directions la
personne dont ils enveloppaient l'image comme une
gloire. Ce qu'il y avait de plus remarquable, c'est
que, bien que les sept voyageurs fussent réunis en
un seul groupe, chacun d'eux ne voyait le phéno-
mène que relativement à lui et était disposé à nier
qu'il fût répété pour les autres. »
Kaemtz sur la cime de quelques montagnes alpes-
tres, Scoresby dans les régions polaires, Raymond
clans les Pyrénées, de Saussure sur le mont Blanc,
M. Boussingault dans les Gordillières, ont confirmé
depuis ces récits intéressants, par leurs propres
observations. Mais ces beaux phénomènes se mani-
festent bien plus souvent aux yeux des aéronautes
quand ils sillonnent une atmosphère chargée de
nuages. MM. Glaisher, Flammarion, de Fonvielle et
moi, nous les avons décrits plusieurs fois depuis
quelques années. Nous reviendrons plus loin sur
des scènes analogues.
CHAPITRE SEIZIÈME
Voyage de Paris à Meaux ( ScIne-et-Marno ).
27 juin 1S72.
C'c-t encore avec l'appareil à gaz hydrogène de
M. Giffard que le 27 juin, le ballon leDavy, cubant
1,000 mètres, fut gonflé. L'ascension qui devait
s'exécuter allait compter cinq voyageurs: MM. Jules
Godard, Alfred Flaud, Cohendet, ingénieur, devenu
devenu depuis l'un des directeurs de l'usine Flaud,
mon frère et moi.
Le départ a lieu assez tard, à sept heures quinze
minutes du soir. Le vent souffle de l'ouest et nous
traversons Paris à la hauteur de 720 mètres.
Voici un extrait de mon registre de bord qui don-
nera une idée exacte de cette ascension.
Sept heures vingt-sept minutes; hauteur 950
mètres. Nous passons juste au-dessus de la tour
Saint-Jacques, dans l'axe des Champs-Elysées. Nous
nous sommes rarement trouvés dans des circonstan-
ces aussi favorables pour admirer le tableau de
Paris du haut des airs. L'atmosphère, quoique
grise, est assez transparente et avec noire lunette
nous distinguons nettement la rueTiivoli, le Louvre;
SEIZIEME VOYAGE 147
et même les passants qui s'arrêtent et lèvent la tête
vers l'aérostat.
Sept heures trente-cinq minutes, altitude 1,700
mètres: température 6 degrés. L'aérostat quitte
Paris dans la direction de Vincennes.
Sept heures quarante minutes, 1,800 mètres ;
température 10 degrés. On remarquera que la
température est ici de 4 degrés plus élevée qu'à
100 mètres plus bas.
Nous suivons une route parfaitement horizon taie ;
le baromètre ne bouge pas pendant au moins cinq mi-
nutes. Nous planons au-dessus de nuages grisâtres
qui s'étendent à l'horizon, tout autour de la nacelle,
comme de grandes draperies semi-transparentes.
Mon frère fait un croquis de ce remarquable tableau ;
M. Alfred Plaud, qui débute aujourd'hui comme
aéronaute,. admire la majesté de ce spectacle. Nous
avons su à notre descente que ces nuées qui, vues
d'en haut offraient un aspect particulier, avaient
déversé sur terre une pluie abondante. Celane nous a
nullement surpris, car la nappe de nuages se termi-
nait à sa partie supérieure par des surfaces ondulées,
grisâtres, formant des immenses anfractuosités, au
lond desquelles on apercevait la terre aussi peu
distinctement que l'on voit l'horizon à travers un
grain. D'autres nuages se trouvaient suspendus à une
assez grande hauteur au-dessus du point culminant
de notre ascension, et le soleil ne s'est laissé entre-
voir qu'a de rares intervalles. Nous avons eu ainsi la
148 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
bonne fortune de faire route au-dessus de la pluie, sans
recevoir une seule des gouttes d'eau qui tombaient
abondamment sous nos pieds, inondant impitoyable-
ment nos concitoyens de la surface du sol.
A sept heures cinquante minutes, nous sommes à
I altitude de 1,700 mètres; la température est de
5 degrés 75.
A. sept heures cinquante-cinq minutes, Jules
ïiodard a jeté un peu de lest, nous remontons jus-
qu'à 1,900 mètres. Nous entendons très-distinc-
tement le sifflet du chemin de fer que nous ne pou-
vons apercevoir au-dessous des nuages.
Huit heures deux minutes, altitude 1 ,820 mètres;
température 6 degrés 75. On ressent une impres-
sion de fraîcheur très-marquée. Nous commençons
à descendre.
Huitheures quinze minutes, altitude 1,300 mètres;
température 6 degrés.
Huit heures vingt minutes. Nous planons à 1,550
mètres au nord de Lagny, que nous reconnaissons
très-distinctement en examinant une bonne carte
que je viens d'ouvrir.
Huit heures quarante minutes. Nous arrivons
au-dessus de Meaux que nos allons traverser.
À huit heures cinquante-cinq minutes nous tou-
chons terre, au-delà du canal près de Meaux. Le
temps est si calme que notre nacelle descend dans
les bras des habitants qui nous reçoivent. Nous
n'avons pas la peine de jeter ni ancre , ni guide-rope.
SEIZIÈME VOYAGE 149
Avant d'atteindre le sol, la nacelle a frôlé douce-
ment le toit d'une maison voisine, mais il n'y a eu
ni secousse ni dégât.
Nous apprenons à terre, comme nous l'avons in-
diqué précédemment, que depuis notre départ la
pluie n'a cessé de tomber, tandis que nous n'avons
pas reçu une goutte d'eau pendant le cours de
notre ascension. Les nappes de vapeurs au-dessus
desquelles nous avons voyagé étaient donc des
nuages à pluie.
CHAPITRE DIX-SEPTIEME
Ascension lie I'aris à Slontlreau (Eure-et.-L.oli'.)
j 10 février 1873.
L'usine â gaz de La Villette, si calme, si tran-
quille, offrait le dimanche 16 février 1873 un
aspect inusité. Si vous étiez entré à onze heures du
matin dans le vaste terrain des gazomètres, vous
eussiez aperçu l'aérostat le Jean-Bart, notre an-
cien navire aérien du siège de Paris, arrondi et
gonflé de gaz, se dressant fièrement au-dessus de
sa nacelle : il oscillait avec grâce sous le souffle
d'une légère brise ; on l'eût dit impatient de prendre
son vol.
Un groupe de spectateurs attendent le moment
du départ ; parmi eux se trouvent les ambassadeurs
birmans alors à. Paris, et que notre ami M. do
Thiersant, consul de France, a bien voulu inviter
en notre nom : ils manifestent une légitime sur-
prise devant un spectacle si nouveau pour eux, car
le ballon est un article que notre commerce n'a
pas encore exporté en Birmanie.
A onze heures quinze minutes du matin, mon frère
et moi nous montons dans la nacelle; cinq passagers
prennent place à. côté de nous ; ce sont MM. Alfred
DIX SEPTIÈME VOYAGE '51
Potier, ingénieur des mines, Poupinel, chimiste,
Baudrais, Myrtille Oppenheimer et M. W., ama-
teurs ; quelques secondes après nous fuyons lente-
ment la terre, comme enlevés par un sylphe aérien,
qui nous entraînerait vers les splendeurs de
l'empyrée. Doucement soulevés par l'aile du
zéphyr, nous montons vers le couvercle de nuées
qui couvre Paris d'un dôme immense.
Nos amis nous saluent de loin, ils diminuent à
à vue d'œil ; on dirait que nous les voyons par le
gros bout d'une lorgnette. Les costumes chatoyants
et multicolores des Birmans égayent la sombre cou-
leur des autres spectateurs ; ils nous apparaissent
comme des fleurs semées dans un champ de blé, ils
se rapetissent encore, et forment bientôt un groupe
de petits personnages qui tiendraient dans le creu*
de la main.... Tout à coup nous ne voyons plus
rien. Le Jean-Bctrt a piqué une tête dans les
nuages; nous voilà plongés dans un bain russe. Au
revoir, Paris ; restes enfoui aujourd'hui sous cet
amas de brumes qui te cache le ciel bleu ; quant à
nous, heureux voyageurs, nous allons là-haut nous
retremper au pur soleil d'un été resplendissant.
Nous montons, nous montons peu à peu. Mon
baromètre marque 1,100 mètres, puis 1,200 mètres
La buée opaline qui nous entoure devient graduel-
lement lumineuse, elle s'éclaire insensiblement ; . . .
nous la traversons,... et nous voilà éblouis par les
torrents de lumière que lance un soleil des tropi-
152 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
ques, ruisselant de feu, au milieu d'un ciel azuré.
« Dieu ! que c'est beau ! » s'écrient nos voyageurs
qui pour la première fois s'élancent dans le pays
d'en haut, dans le monde de la lumière. C'était
beau, en effet, ce spectacle incomparable, ce pano-
rama grandiose qui se déroulait à nos yeux.
Ni la mer de glace, ni les champs de neige des
Alpes ne donnent une idée de ce plateau de vapeur
qui s'étend sous notre nacelle comme un cirque flo-
conneux où des vallées d'argent apparaissent au
milieu de mamelons de feu. Ni la mer au soleil
couchant, ni les flots de l'océan éclairés par l'astre
du jour au zénith, n'approchent en splendeur de
cette armée de cumulus arrondis, qui ont aussi leurs
vagues et leurs montagnes d'écume, mais qui ont
en plus une lumière d'apothéose !
Notre corde traînante touche cet amas de nuages ;
elle s'incline obliquement, comme entraînée par ce
fleuve de vapeurs qui roule sous notre nacelle dans
une direction sensiblement différente de la nôtre.
Le vent supérieur nous pousse vers le sud-ouest,
et notre guide-rope aujourd'hui trace un sillage au
milieu des nuées.
Pendant trois heures consécutives, nous n'avons
pas cessé un seul instant d'apercevoir sur la nappe
de nuages au-dessus desquels nous planions, l'om-
bre de notre aérostat sans cesse enveloppée d'un
contour irisé. Jamais semblable occasion ne s'est
offerte à l'observateur aérien, de bien étudier les
DIX-SEPTIÈME VOYAGE 153
circonstances de production de ces jeux de lumière
dont il a été question précédemment; jamais d'ailleurs
panorama plus imposant de montagnes de nuages ne
s'est peut-être aussi présenté aux regards d'un
aéronaute.
Dès que notre ballon a dépassé d'une cinquan-
taine de mètres environ la plaine des nuages, son
ombre s'y projette avec une netteté remarquable,
et un magnifique arc-en-ciel circulaire apparaît au-
tour de la projection. L'ombre de la nacelle forme
le centre de cercles irisés et concentriques, où se
distinguent les sept couleurs du spectre : violet, in-
digo, bleu, vert, jaune, orange et rouge. Le violet
est intérieur, et le rouge extérieur, ces deux cou-
leurs sont en même temps celles qui se révèlent avec
le plus de netteté. Nous sommes, au moment de
cette observation, à l'altitude de 1,350 mètres au-
dessus du niveau de la mer.
L'aérostat, dont le gaz se dilate par l'effet de la
chaleur solaire, continue à s'élever rapidement dans
l'atmosphère, son ombre diminue à vue d'œil ;
bientôt à 1,700 mètres d'altitude, le cercle irisé
l'enveloppe tout entière, et cesse de se produire
autour de la nacelle. Un peu plus tard enfin, à une
heure trente-cinq minutes, nous nous rapprochons
de la couche des nuages, et l'ombre est ceinte cette
fois de trois auréoles aux sept couleurs elliptiques et
concentriques.
Rien ne saurait donner une idée de la pureté de
IM HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
ces ombres, qui se découpent dans une brume opa-
line, et de la délicatesse de tons de l'arc-en-ciel qui
les entoure. Le silence complet qui règne dans les
régions de l'air où se manifestent ces jeux de lu*
mièir , le calme absolu où l'on se trouve, au-dessus
de nuages que le soleil transforme en Ilots de lu-
mière, ajoutent à la beauté de ces spectacles, et
remplissent l'âme d'une indicible admiration. Nul
ne saurait rester indifférent à la vue de ces tableaux
enchanteurs que la nature réserve à ceux qui savent
l'observer.
On ne sait pas encore exactement à quelle cause
attribuer la production d'un contour lumineux autour
de l'ombre projetée sur des vapeurs ou des brouil-
lards. Il est probable, comme nous l'avons indiqué
dans le récit de notre quinzième ascension, que ces
phénomènes sont dus à la diffraction de la lumière,
mais il serait possible qu'ils aient une origine com-
mune avec l'arc-en-ciel. Ce qui tendrait à accréditer
cette opinion, c'est la nécessité de la présence de la
vapeur d'eau, pour que le phénomène se manifeste:
s'il était Je résultat de la diffraction, il devrait appa-
raître aussi bien sur un mur blanc, sur un écran
quelconque que sur un nuage. Il ne serait pas im-
possible du reste d'étudier ces faits curieux, au
moyen d'expériences exécutées à terre ; en dispo-
sant convenablement des écrans de soie, ou des
écrans de mousseline imbibés d'eau, qui simule-
raient un nuage, on pourrait espérer voir le phéno-
DIX-SEPTIEME VOYAGE 155
mène se manifester ainsi par synthèse. Il y a quatre
ans, M. Leterne a encore signalé un excellent
moyen de l'étudier, sans qu'il soit nécessaire de
s'élever au-dessus des nuées dans la nacelle d'un
ballon. « Au printemps, dit cet observateur, le ma-
tin, lorsque le soleil, arrivé à 15 ou 20 degrés
au-dessus de l'horizon, a déjà un peu réchauffé
l'atmosphère, et qu'il s'est produit une légère con-
dension de vapeurs sur le tapis de gazon qui borde
les routes, le voyageur peut voir sa silhouette pro-
jetée sur ce tapis de verdure humide, entourée d'un
contour lumineux dans lequel on reconnaît les cou-
leurs du spectre, mais où le rouge domine. » On voit
que cette observation est facile à provoquer ; à défaut
de rosée, ne pourrait-on pas mettre à profit les jets
d'eau qui forment une pluie de gouttelettes liquides,
où, comme on le sait, l'arc-en-ciel apparaît fréquem-
ment? Il n'est pas douteux que de semblables études,
complétées par des expériences ingénieuses, sont
susceptibles de conduire à quelque résultat intéres-
sant. Comme l'a dit Montaigne, « il n'est désir plus
naturel que le désir de cognoissance;... quand la
raison nous fault, nous y employons l'expérience. »
On ne saurait mieux faire que de suivre les conseils
de l'immortel auteur des Essais.
Mais revenons à notre voyage et au Jean-Burt,
qui nous emporte au milieu des airs.
Par moments, des ouvertures se forment au mi-
lieu flëSHiiages au-dessus desquels nous planons, et
158 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
la campagne nous apparaît dans les bas-fonds ; on
dirait des lucarnes qui s'ouvrent sur notre chemin,
pour nous rappeler qu'il y a là-bas une planète
qu'on nomme la terre et des habitants qui sont les
hommes. Quelquefois ces lucarnes se referment et
le ballon chemine au-dessus d'un plateau de nuages
uni comme un miroir et aussi blanc que la neige.
Le Jean-Bart monte encore comme aspiré par le
soleil; à deux heures, il plane à 2,000 mètres. La
chaleur est ici presque insupportable. Notre compa-
gnon Baudrais, qui a pris avec lui une superbe four-
rure, regrette à présent sa veste blanche et son pa-
nama. Le thermomètre marque en effet 18 degrés, et
le soleil nous lance impitoyablement ses rayons de
feu en plein visage.
J'ai fait construire une chaufferette où de la chaux
vive humectée d'eau développe une température
assez élevée pour réchauffer les pieds. Aujourd'hui
c'est une sorbetière qu'il nous faudrait ! Arago n'a-
vait-il pas raison de dire que l'imprévu joue le pre-
mier rôle dans les voyages en ballon ?
Il y a trois heures bientôt que nous sommes bai-
gnés dans un océan de lumière ; nous avons procédé
là à nos observations, à nos expériences. Un iil de
cuivre de 200 mètres a été pendu à la nacelle, et à
1,800 mètres une légère étincelle a jailli ; mon
frère a pris ses croquis aériens.
Nous n'avons pas non plus oublié le déjeûner, et
un poulet a été dévoré là-haut avec un appétit de
DIX-SEPTIEME VOYAGE 157
naufragés. N'est-il pas temps de nous rapprocher
de la terre, pour planer maintenant au-dessous des
nuages, en vue du sol ? C'est ce qui est décidé à l'u-
nanimité.
A 1,200 mètres d'altitude, l'aérostat quitte ce
pays de la lumière pour s'enfoncer dans le
massif des vapeurs aériennes ; il nous fait passer
subitement de la clarté resplendissante au crépus-
cule sombre, de; la chaleur de l'été (17°, 5) au
froid de l'hiver ( — 2°). Les vapeurs qui nous entou-
rent ont un aspect particulier ; elles sont blanches ,
opalines, et nous cachent entièrement la vue de
l'aérostat ; nous mettons nos paletots à la hâte, car
nous sommes subitement saisis par un abaissement
de température aussi prompt. Quelle n'est pas notre
surprise en apercevant des cristaux de givre qui se
déposent sur nos vêtements et qui croissent subite-
ment comme une végétation fantastique ! On voit
grandir à vue d'œil ces arborescences singulières.
Mais ce n'est pas seulement sur le drap que les cris-
taux glacés forment des houppes hérissées , ils se
groupent sur nos cordages, sur notre panier d'osier
et sur le fil de cuivre long de deux cents mètres que
j'ai laissé pendre de la nacelle, pour étudier l'élec-
tricité atmosphérique. Nous jetons les yeux autour
de nous, et nous constatons que le nuage au sein
duquel l'aérostat nous a plongés est entièrement
formé de paillettes adamantines, groupées çà et là
en masses allongées. Ce nuage détermine la conden-
153 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
sation du gaz et nous fait descendre avec une rapi-
dité vertigineuse. Un de nous a le temps d'appro-
cher le doigt du fil de cuivre, et il reçoit une forte
étincelle électrique, qui ne laisse pas que de nous
causer une certaine inquiétude, car nous ne pou-
vons oublier que cette foudre en miniature jaillit
sous une masse de caz inflammable de deux mille
mètres cubes ! Mais l'idée que nous obtenons pour
la première fois, dans de telles circonstances, une
manifestation électrique aussi énergique, aussi
extraordinaire, apporte une compensation h nos
craintes. Le baromètre, malgré le lest que nous je-
tons par-dessus bord, indique que la descente est
rapide ; à mille mètres nous entrevoyons la terre ;
le nuage de glace avait, par conséquent une épais-
seur de deux cent mètres environs. Il nous a semblé
que les petits cristaux de glace dont il était formé
existaient surtout au centre, et qu'ils étaient cachés
en haut et en bas sous une couche de vapeur d'eau.
Ce nuage, vu à quelques cenlaines de mètres plus
bas, avait à peu près l'apparence d'un cumulus
ordinaire.
Mais nous n'avons par le loisir de le contempler
longtemps, car la brusque variation de température
a singulièrement contracté notre gaz: le ballon a dû
se charger, en outre, d'un poids considérable de
glaçons; il se précipite vers la terre que nous voyons
approcher avec une rapidité prodigieuse. Le baro-
mètre marque bientôt 300 mètres d'altitude je me
DIX-SEPTIÈME VOYAGE
La nacelle du Jean-Bart au sein d'un nuage de glace.
Ascensions, 9.
DIX-SEPTIÈME VOYAGE «59
crois à cette hauteur, ignorant que nous planons au-
dessus du plateau de Montireau, le plus élevé du
centre de la France, et situé, comme je l'ai su plus
tard, à 200 mètres au-dessus du niveau de la mer.
Je m'apprête à semer du lest pour planer en vue du
sol quand mon frère s'écrie : « Le guide-rope touche
terre ! » Notre corde, qui n'a que cent mètres de
long, glisse en effet dans les champs; mais l'effet de
la condensation du gaz refroidi se fait sentir mainte-
nant dans toute sa force; j'aperçois la terre qui
semble courir à notre rencontre.
C'est en vain que je jette par-dessus bord deux
sacs de lest;, il est trop tard pour arrêter la chute
du ballon! D'un coup de couteau je détache l'ancre
et le grand guide-rope.
— Tenez-vous bien ! crie l'un de nous.
A ces mots, nous subissons un choc terrible.... La
nacelle s'est heurtée contre terre; le ballon se ren-
verse sur le flanc: nous sommes bousculés, sens
dessus dessous, dans un pêle-mêle indescriptible.
La violence de la chute est telle et si foudroyante
que mon ami, Oppenheimer, est jeté en dehors de
notre panier. Nous ne sommes plus que six!
Le Jean-Bart, délesté, fait un bond de 200 mètres
de haut, je le ramène à terre en ouvrant la soupape
béante, et, grâce au ciel, j'aperçois en bas notre
ami tombé des nues, qui se relève et qui marche. 11
est sauvé!
Le \ eut est vif et souffle par rafales, le ballon con-
160 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
tinue i traîner, nous jetant dans un pommier qu'il
brise, nous lançant au-dessus d'un bois,... je main-
liens toujours la soupape ouverte,... l'aérostat s'ar-
rête enfin, et le vent qui s'y engouffre l'éventre et le
déchire en lambeaux. Mais le Jean-Bart seul est
blessé. L'équipage est sur pied !
Nous sommes à Montireau, à 120 kilomètres de
Paris. Le ballon va être replié dans la nacelle, em-
porté à la gare de la Loupe, quand un personnage
nous apparaît, furibond et gesticulant; c'est l'adjoint
au maire de Montireau.
— De quel droit, messieurs, descendez-vous
ainsi dans notre commune? Avez-vous une autorisa-
tion pour venir casser nos pommiers? Où sont vos
papiers? Au nom de la loi, je vous arrête.
Nous répondons à ce bon villageois par des éclats
de rire homériques. Dans son indignation, il relève
sa blouse, et nous montre son écharpe tricolore, nous
menaçant des gendarmes.
Ceux-ci arrivent avec le brave curé de Montireau
à qui nous expliquons l'affaire. L'adjoint est obligé
de rentrer sa colère et de cacher sa confusion.
CHAPITRE DIX-HUITIEME
Ascension de Paris à Crouy-sur-Ourcq ( Seine-et-Marne).
4 octobre 1873.
S'il est vrai que les jours se suivent et ne se res-
semblent pas, on peut affirmer qu'il en est bien de
même pour les ascensions aérostatiques. Jamais nous
n'avons opéré une descente aussi tranquille, aussi
douce, que le samedi 4 octobre 1873, lors de ce
nouveau voyage aérien : notre nacelle, lentement
ramenée à terre par un jeu de lest régulier, est pour
ainsi dire tombée entre les bras des habitants de
Crouy-sur-Ourcq, qui ont pu nous remorquer, à l'état
captif, jusqu'au milieu de leur ville. Les braves gens
qui nous entourent mettent un empressement si
louable à nous aider après la descente, ils nous
accueillent d'une façon si obligeante, si hospitalière,
qu'il est impossible de leur refuser le plaisir de
s'asseoir sur les banquettes de la nacelle aérosta-
tique : nous faisons monter à 200 mètres de hauteur,
des aéronautes improvisés, enlevés par l'aérostat qui
s'élève et descend à l'état captif.
Le ballon le Jean-Bart s'était élevé de l'usine à gaz
de la Villette, à midi quatre minutes. Notre grand
162 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
peintre, M. Bonnat, M. Paul Henry, le jeune et déjà
célèbre astronome de l'Observatoire, M. Poupinel,
mon frère et moi, nous formions l'équipage aérosta-
tique.
La particularité la plus remarquable de cette
ascension aérostatique est la route suivie par l'aéros-
tat sous l'influence de deux courants aériens super-
posés. Au moment où nous nous sommes élevés de
l'usine à gaz de La Villette, àmiditroisminulcs, lecou-
rant aérien inférieur nous a lancés dans la direction
est-sud-esl, tandis que, vers l'altitude de 700 mètres,
le courant supérieur sud-ouest nous a dirigés vers le
nord-est. On nous a vus décrire dans l'espace une
courbe très-prononcée. Cette particularité se pré- 1
sente assez fréquemment au voyageur aérien. Il ne
nous semble pas nécessaire d'insister encore une
fois sur l'importance considérable qu'elle offre au
point de vue de la navigation aérienne, puisqu'elle
permet à l'aéronaute de choisir à son gré deux
directions différentes.
On se rappelle que des circonstances analogues
nous ont sauvés d'un naufrage imminent, en 1868,
1 irs de notre ascension de Calais, où, entraînés
j isqu'à sept lieues au large en pleine mer du Nord,
il nous a été possible de revenir à terre, en re-
broussant chemin, l'influence d'un courant de sur-
face, complètement opposé au courant supérieur.
L'étude des couches atmosphériques .superposées
ne présente pas moins d'intérêt au point de vue
DIX HUITIEME VOYAGE 163
météorologique; elle ne peut être bien exécutée
qu'à l'aide de l'aérostat. Dans l'ascension, en efïet,
l'observateur mesure avec exactitude la vitesse des
courants supérieurs, dont l'action échappe aux
anémomètres terrestres. Connaissant la durée de
notre voyage et la longueur de la distance parcou-
rue, nous avons constaté que le courant supérieur
dans lequel nous étions plongés avait une vitesse
de 33 kilomètres à l'heure. La vitesse du courant
inférieur n'était que de 6 à 7 kilomètres à l'heure,
ainsi que M. Paul Henry qui nous accompagnait a
pu le constater.
M. Henry, habitué aux mesures astronomiques,
est facilement arrivé à un résultat exact en obser-
vant la différence des temps du passage des bords
du ballon sur une ligne terrestre. C'est avec une
légitime surprise que nous avons ainsi constaté
l'existence d'un courant atmosphérique, entraîné
par un mouvement relativement très rapide au-
dessus d'une couche d'air terrestre d'une si faible
vitesse (i).
A la hauteur maxima de l'ascension, c'est-à-dire
à 2,600 mètres, l'aérostat s'est trouvé plongé dans
un banc de cumulus très-espaces. Ces nuages étaient
terminés par une couche épaisse de cumulo-nimbus,
(l) Une observation semblable a £té faile dans notir
ascension du 29 septembre 1S77. (Voir le chapitre vingt
ijuatrième.)
164 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
dont nous avons évalué l'altitude à 3,600 mètres
environ ; quelques éclaircies s'ouvraient çà et là,
dans ce massif de vapeurs, et nous laissaient entre-
voir le bleu du ciel. A ce moment, M. Paul Henry
a constaté que la polarisation de l'atmosphère était
beaucoup plus faible qu'à la surface du sol. Pendant
le voyage on a relevé à l'aide d'un psychromètrc
l'état hygrométrique de l'air et les températures.
L'air à l'altitude de 2,000 mètres était particuliè-
rement sec, et la quantité d'humidité était plus
considérable en se rapprochant de terre.
Nous n'avons pas cessé d'apercevoir l'ombre du
ballon, non pas cette fois sur les nuages, mais sur
la terre. A une heure treite-cinq, à l'altitude de
700 mètres, cette ombre projetée sur une prairie
est apparue, entourée d'une auréole de diffraction
très-lumineuse et de couleur jaune. — Malheu-
reusement, quelque intéressant qu'ait été notre
voyage, nul effet de lumière, aussi grandiose
que le 16 février dernier, aussi imposant que dans
le cours de quelques-unes de nos ascensions précé-
dantes, ne s'est offert à nos yeux. C'est pour nous
un regret réel, puisque nous avions offert une place
dans notre nacelle à" un artiste éminent, dont le
pinceau serait digne de créer la nouvelle école de
la peinture aérostatique.
Mais le ciel, une autre fois, sera plus favorable;
pour notre part, nous serons toujours heureux de
fraterniser au-dessus des nuages, avec de véritables
DIX-HUITIÈMÈ VOYAGE 165
amis de la nature, artistes ou savants; car il ne faut
pas oublier que l'art véritable et la science bien en-
tendue doivent être considérés comme deux alliés
inséparables. L'arliste et le savant ne gravissent-ils
pas avec la même ardeur des chemins également
difficiles, qui, quoique différents, conduisent l'un
et l'autre au sublime sommet de la vérité?
Pendant une partie de la durée du voyage on a
relevé, à l'aide d'un psychomètre, l'état hygromé-
trique de l'air et les températures.
La descente s'est effectuée, dans d'excellentes
conditions, à Crouy-sur-Ourcq ; en nous rappro-
chant de terre, nous avons été repris par le courant
inférieur qui nous a ramenés sur notre route,
comme au moment du départ. Si le vent n'avait
pas été aussi faible, il nous aurait été possible en y
restant plongés de nous rapprocher sensiblement
de notre point de départ.
CHAPITRE DIX-NEUVIÈME
Ascension do Paris à Kogeon (Oise)
24 septembre 187 i.
Dans l'ascension aérostatique que j'ai exécutée,
le 2i septembre 1874, avec mon frère, MM. W. de
Fonvielle, Lucien Marc, Cohendet el Corot, ingé-
nieurs, il nous a élé donné de faire un certain
nombre de nouvelles observations qui me paraissent
o (li ir de l'intérêt au point de vue météorologique.
Au moment du départ, qui a eu lieu à l'usine
à gaz de la Villette, à onze heures cinquante-
cinq minutes, le ciel était couvert de nuages
gris ; mais, à la surface du sol, l'air était as-
sez limpide. Ces nuages étaient très-rapprochés.
Jamais, dans aucun de nos voyages aériens, nous
n'en avons rencontré à si faible distance de la
terre ; notre nacelle, en effet, s'y trouva plongée à
l'altitude de 150 mètres. A 500 mètres, elle s'é-
chappa de leur partie supérieure. Un ciel bleu, un
soleil ardent s'offrirent à notre vue. Le massif de
vapeur prit l'aspect d'un plateau circulaire, d'un
blanc éblouissant, et dont la surface était formée do
mamelons arrondis.
Pendant trois heures consécutives, l'aérostat est
maintenu au-dessus de cet amas de nuages. Son
DIX-NEUVIEME VOYAGE 167
ombre est entourée d'une auréole aux sept couleurs
du spectre offrant une série de phénomènes sem-
blables à ceux que nous avons déjà décrits. Du côté
du soleil, les nuages ont une teinte jaune très-
appréciable.
Le courant où nous étions plongés se dirigeait
vers le nord-est ; les nuages marchaient un peu
plus vers l'est, comme notre corde traînante, longue
de 180 mètres, a pu l'indiquer : quand sa partie in-
férieure plongeait clans la masse des vapeurs aé-
riennes, elle s'inclinait sensiblement, exacte-
ment, comme si elle eût été baignée dans un
cours d'eau. Cependant, la différence de vitesse et
de direction n'était pas considérable, car notre
ballon, en passant la couche de nuages, y avait pra-
tiqué une ouverture qui se révélait par une tache
grise et un relèvement des nuées. Cet orifice ouvert
dans la couche de nuages comme à l'emporte-pièce,
ne se referma pas. Nous en vîmes la trace pendant
toute la durée du voyage.
Notre voyage aérien s'exécuta à trois niveaux
différents, de 1,600 mètres h 1,200, de 1,200
mètres à 800, et de 800 à 550.
Près des nuages, la température était de 24 degrés
centésimaux ; à 1,600 mètres, elle était de 21 de-
grés; dans ia région moyenne de 1,200 mètres, vers
une heure trente minutes, le thermomètre s'éleva à
28 degrés. Le thermomètre à boule mouillée mar-
quait alors 21 degrés.
168 HIST01HE DE MES ASCENSIONS
Le soleil était tellement ardent que nous fûmes
obligés de nous couvrir la tête de nos mouchoirs. En
nous rapprochant des nuages, nous sentions une
vive impression de fraîcheur.
A deux heures trente minutes, l'écran de nuages
nous cachait entièrement la vue de la terre, mais des
voix nombreuses que nous entendîmes nous indi-
quèrent que nous étions vus de la surface du sol ;
les nuages étaient par conséquent opaques de bas
en haut et transparents de haut en bas. II nous fut
possible de demander des renseignements à des
spectateurs invisibles pour nous et qui nous aper-
cevaient. Sur notre demande, ils nous dirent où
nous étions, et nous apprirent que le vent était
faible à terre.
Nous opérâmes l'atterrissage dans d'excellentes
conditions à Nogeon, près Acy-en-MuIlien (Oise), à
40 kilomètres de notre point de départ. Le courant
supérieur, qui nous avait entraînés, avait donc une
vitesse très-modérée de 13 kilomètres environ à
l'heure.
Notre descente aérostatique fut accompagnée d'un
épisode assez curieux qu'il ne nous avait pas en-
core été donné d'observer d'une façon si remar-
quable. Dès que l'aérostat se trouva en vue de terre,
le gibier des environs fut saisi d'une terreur épou-
vantable ; les compagnies de perdreaux, notamment,
volaient affolés, en s'éloignant du ballon comme d'un
centre répulsif. Quand, un peu plus tard, nous
DIX-NEUVIÈME VOYAGE 4f,9
étions occupés à dégonfler l'aérostat avec l'aide de
nombreux habitants de la localité, les lièvres eux-
mêmes manifestèrent leur épouvante en courant
dans toutes les directions et jusqu'au milieu des as-
sistants. Parmi ceux-ci, les chasseurs ne faisaient
pas défaut, aussi quelques lièvres furent-ils impi-
toyablement fusillés presque à bout portant. Nous
avons souvent remarqué, dans des ascensions pré-
cédentes que, lorsque l'on passe en ballon à une
faible distance de bois ou de forêts, les oiseaux, et
surtout les corbeaux, se sauvent à tire-d'aile, aussi
vite qu'ils peuvent voler. Il est facile de remarquer
que les oiseaux observent très-bien ce qui se passe
dans l'atmosphère ; si un aigle, un vautour, ou
quelque ennemi semblable vient à planer, même à
une altitude élevée, on les voit immédiatement saisis
d'effroi, jusqu'à une assez grande distance. Com-
ment ces petits êtres ne verraient-ils pas la masse
sphérique qui descend du ciel ? Ils la considèrent
probablement comme un oiseau de proie gigantesque
qui va les dévorer.
Les animaux, et l'homme lui-même, se méfient
de l'objet nouveau qu'ils ne connaissent pas ; il n'y a
pas si longtemps que les aéronautes sont accueillis à
bras ouverts, et il ne faudrait pas remonter bien
loin dans le passé, pour citer des exemples de voya-
geurs aériens que des paysans ignorants ont roué de
coups à leur descente, comme s'ils avaient voulu se
défaire de quelque génie malfaisant. On pourrait,
10
170 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
à ce sujel, rapporter un très-grand nombre d'his-
toires authentiques, dont rémunération sérail
longue. Le drame le plus terrible que nous puissions
mentionner est celui dont la forêt de Leicesler, en
Angleterre, a été le théâtre, il n'y a guer/e plus de
trente ans. Un aéronaute, nommé Youngs, y avait
opéré sa descente; il fut bientôt entouré de fores-
tiers grossiers et ignorants, qui s'approchèrent
d'abord avec effroi du globe aérien. Puis, excités
par quelques fanatiques, ils se mirent à lancer des
pierres à l'audacieux qui descendait du ciel ; ils se
jetèrent sur lui, le terrassèrent et le laissèrent 5
moitié mort au milieu d'un carrefour, tandis que
d'autres de leurs compagnons mirent le feu à la na-
celle et enflammèrent le ballon tout entier. Grâce au
ciel, le temps d'une telle barbarie est passé ; nous
pourrions en prendre pour garant l'hospitalité cor-
diale et sympathique qui nous fut offerte à la belle
ferme de Nogeon.
Après cette intéressante et heureuse ascension,
nous allons avoir à retracer les chapitres les plus
émouvants du récit de nos voyages.
En 1875, nous devions entreprendre une nou-
velle campagne aérienne, qui se signale par les
événements les plus curieux et les plus dramatiques,
dont l'histoire des ballons ait jusqu'ici offert
l'exemple.
CHAPITRE VINGTIEME
L'asconsion de longue durée du ballon k Zenith, de Paris
à Arcachon (Gironde).
23-24 mars 1875.
Si la science commence à entrevoir les lois qui
président aux mouvements de l'Océan, c'est que des
navigateurs ont sillonné la surface de ses eaux, dans
leur étendue tout entière; c'est que des observateurs
ont jeté la sonde dans leurs abîmes, ont mesuré
leur température à différentes profondeurs.
Si nous voulons connaître l'atmosphère qui en-
veloppe notre globe, qui règle le cours des saisons,
qui entretient la vie, il faut procéder de la même
façon ; il faut la parcourir sur de vastes étendues, la
sonder de bas en haut, depuis la surface de la terre
jusqu'à ses plus hautes régions. De là, la nécessité
de deux modes d'exploration par les aérostats : as-
censions de longue durée, ascensions à grande hau-
teur. C'est ce qui a été compris et proposé dans le
courant de l'année 1874 par un groupe de savants
éminents.
Depuis le siège de Paris, les aérostats, autrefois
délaissés, ont particulièrement attiré les regards.
Une société savante, la Société française de naviga-
tion aérienne, a été fondée. Présidée en 187-i par
172 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
un des plus illustres membres de l'Institut, M.
Janssen, qui, par ses grands travaux et sa mâle
énergie, s'est assuré déjà la reconnaissance de la
postérité; présidée en 1875 par un autre membre
de l'Académie des sciences, M. Hervé-Mangon,
dont le rare dévouement à la science est connu de
tous, dont le rôle si actif dans l'organisation de la
poste aérienne, pendant la guerre, ne sera pas
oublié, la Société de navigation aérienne a vite attiré
dans son sein la plupart de ceux qui se préoccupent
de l'aéronautique et de l'étude de l'atmosphère.
En 1874, c'est sous ses auspices que Crocé-
Spinelli et Sivel ont exécuté ce magnifique voyage
en hauteur, dont tout le monde connaît les résul-
tats. Nous rappellerons que grâce aux remarqua-
bles travaux physiologiques de M. Paul Bert, et
à l'inhalation de l'oxygène, les intrépides et savants
voyageurs ont pu atteindre l'altitude de 7,300
mètres, et rapporter de leur expédition le fruit
d'observations nombreuses et fécondes.
En 1875, la Société de navigation aérienne a étudié
un nouveau programme d'ascensions scientifiques:
il fut décidé que deux voyages seraient successive-
ment exécutés à l'aide du ballon le Zénith cubant
3,000 mètres, et construit par Sivel: l'une de lon-
gue durée, l'autre de grande hauteur.
Grâce au concours de l'Académie des sciences, de
l'Association scientifique de France, de l'Associalion
française pour l'avancement des sciences, grâce à
VINGTIÈME VOYAGE 173
l'appui de MM. Dumas, Hervé-Mangon, Henry
Giffard, docteur Paul Bert, Dupuy de Lôme, de
MM. Hureau de Villeneuve, secrétaire général de la
Société, d'Eichthal, docteur Marey, Houel, Lavalley,
F.-R. Duval, Dailly, Ghabrier, etc, les conditions
nécessaires à l'exécution de l'entreprise ont été rapi-
dement assurées.
Le premier voyage du ballon le Zénith a répondu
aux espérances de la Société de navigation aérienne;
il a eu lieu pendant vingt-deux heures quarante
minutes, dépassant ainsi de beaucoup la durée des
plus longues ascensions accomplies jusqu'àcejour; il a
permis aux membres de l'expédition d entreprendre ,
sans interruption, une série d'observations, et d'ex-
écuter de nombreuses expériences.
Le départ s'est effectué le 23 mars, à l'usine à gaz
de La Villette, où la Compagnie parisienne a fourni
le gaz de l'éclairage nécessaire au gonflement.
A six heures vingt minutes du soir, le ballon s'élève
dans l'espace, emportant dans sa nacelle les aéronau-
tes désignés par la Société de navigation aérienne :
Sivel, Grocé-Spinelli, Albert Tissandier, Jobert et
moi, 1,100 kilogrammes de lest formé de sable
fin, des instruments et des appareils de physique et
de chimie.
Nousmontons dans l'atmosphère, traversant Paris,
où des milliers de lumières scintillent comme
les constellations d'un ciel étoile; nous passons
len!ement au-dessus du jardin des Tuileries, au-
10.
174 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
dessus du dôme des Invalides, et bientôt le spec-
tacle de la grande métropole disparait à l'horizon,
pour céder la place au tableau non moins majestueux
de la campagne. Le soleil jette ses derniers feux sur
les brumes lointaines, amassées en grandes nappes
de vapeurs, l'obscurité se fait, et nos lampes de
Davy nous éclairent seules au milieu de la nuit.
Après avoir mis en ordre la nacelle, rangé métho-
diquement les sacs de lest, nous commençons à pro-
céder à nos expériences.
Sivel, à qui nous avons dû, par son énergie,
par son amour de la science, par son infati-
gable persévérance, le succès de l'ascension, s'oc-
cupe de déterminer la direction de notre route,
au moyen de la boussole et d'une cordelette longue
de 800 mètres, qui, traînant à terre, se dirk e tou-
jours à l'arrière de la nacelle. Crocé-Spinelli com-
mence ses observations spectroscopiques, à l'aide
de deux beaux appareils de modèle différent, qu'il
devait à M. Duboscq. Jobert lance par-dessus bord
les imprimés, destinés à être recueillis à terre par
les habitants, et à être renvoyés par eux à Pans,
avec les indications de la pression barométrique, de
la température, de l'état du ciel, sur tous les points
au-dessus desquels a passé le Zénith. Albert Tissan-
dier dessine, d'après nature, les paysages aériens,
il reproduit notamment le curieux spectacle de la
déformation de la lune qui vient de paraître au-
de?sus des nuages dont la surface supérieure est
VINGTIEME VOYAGE 175
unie comme celle d'un lac. Quant à moi , je fais
passer successivement 100 litres d'air, à l'aide d'un
aspirateur à retournement, dans des tubes à pierre
ponce imbibée de potasse , où l'acide carbonique
absorbé sera dégagé plus tard dans le laboratoire, et
dosé à l'état gazeux , par une nouvelle méthode que
nous avons étudiée, M. Hervé-Mangon et moi.
Il faut, en outre, noter constamment la pression
barométrique , dont une lampe des mines éclaire le
cadran, inscrire la température qui, pendant la
durée de la nuit, atteint le minimum de 4 degrés et
demi au-dessous de zéro , prendre les degrés des
deux thermomètres à boule sèche et à boule mouillée
du psychromètre dont l'eau malheureusement ne
va pas tarder à geler, mais que l'hygromètre à
point de rosée , de Regnault , remplacera avec avan-
tage ; il faut descendre de la nacelle un long fil de
cuivre de 200 mètres, et y approcher fréquemment
un éleclroscope à feuille d'or, pour relever l'état
électrique de l'air ; il faut enfin considérer ce spec-
tacle infini du ciel resplendissant , où l'étoile filante
trace parfois sa courbe lumineuse de -la terre, que
les rayons argentés de la lune éclairent d'une pâle
lueur, et qui, par une illusion de la vision, se
creuse sous la nacelle, en prenant l'apparence d'une
immense lentille concave. Que de fois ne nous a-
t-on pas dit, au retour de notre voyage, que la
nuit devait être longue et le froid mordant! Jamais,
au contraire, le temps ne s'est écoulé plus vite pour
H6 HISTOIRE DE MES ASCENSION6
chacun de nous ; jamais les heures n'ont été mieux
remplies.
Le ballon, grâce à l'habileté de Sivel, se
maintient sur une ligne horizontale , de 700 mètres
à 1,100 mètres d'altitude, et déjà nous sommes
persuadés que notre séjour dans l'atmosphère sera
prolongé.
Au moyen d'un appareil imaginé par un des
membres les plus actifs de la Société de navigation
aérienne,}!. A.. Penaud, et que Crocé-Spinelli et
Jobert font fonctionner , nous pouvons constamment
déterminer, du haut des airs , la vitesse de notre
marche. Cet instrument est formé d'un limbe
gradué au centre duquel se meut une alilade mobile
autour d'un axe. Un observateur vise, sous un
angle de 30 degrés, un objet visible sur terre,
dans le sens de la marche du ballon ; quand cet objet
a passé sur la ligne de l'alilade, il remonte celle-ci
à 60 degrés, puis il attend que le même objet ait
été exactement relevé une seconde fois. Un autre
observateur a noté le temps écoulé entre les deux
lectures; à l'aide des deux angles, et connaissant
en outre l'altitude , une simple formule trigonomé-
trique permet de déduire la vitesse de l'aérostat.
Cette expérience , exécutée à plusieurs reprises, a
donné des chiffres très-précis , comme on a pu le
vérifier après l'expédition.
Nous parlerons tout à l'heure des résultats géné-
néraux de notre ascensien ; continuons actuelle-
VINGTIÈME VOYAGE 177
ment notre voyage qui s'exécute toujours par un
vent N.-N.-E., dans la direction de la Rochelle et
de l'Océan.
A quatre heures trente minutesdu matin, un spec-
tacle grandiose va se présenter à nos yeux. La lune
qui n'a pas cessé de briller dans l'azur du ciel s'en-
toure d'un halo resplendissant, d'un cercle de
feu, dû à la réfraction de la lumière à travers
les paillettes de glace suspendues dans l'atmos-
phère; ce cercle est blanc comme l'argent, il se dé-
coupe sur un fond obscur, et grandit à vue d'œil,
en prenant bientôt l'aspect d'une ellipse. Peu à peu,
une croix de lumière étend ses quatre branches au-
tour de la lune et complète ce tableau étrange,
plein de majesté, qu'ont admiré parfois les explo-
rateurs de régions polaires.
L'atmosphère offrait à ce moment un aspect par-
ticulier ; au-dessus de la terre une buée semi-trans-
parente d'environ 500 mètres d'épaisseur avait di-
minué d'opacité au moment du lever de la lune,
ce qui avait déterminé une ascension de l'aérostat.
Elle allait se dissiper complètement deux heures
après le lever du soleil. Quelques cirrus suspendus
dans les hautes régions de l'air étaient très-visibles
pendant la durée du halo et restèrent dans l'atmos-
phère, avec plus de persistance que la buée infé-
rieure, jusqu'à onze heures et demi. En s'abaissant
à l'horizon, ces cirrus prirent l'aspect d'une lon-
gue chaîne montagneuse couverte de pics glacés.
113 HISTOIrtE DE MES ASCENSIONS
Pendant quelques minutes même, l'illusion fut si
complète, que nous crûmes voir apparaître au loin
le massif pyrénéen. Ajoutons enfin que d'autres
cirrus très-élevés se montrèrent encore dans le ciel
vers trois heures de l'après-midi.
Le halo et la croix lumineuse, qui ont graduelle-
ment apparu disparaissent de même, lentement et
progressivement; la lueur se dissipe avec l'appa-
rition du ciel, qui se montre bientôt au-dessus des
nuées lointaines. La terre s'éclaire, et l'Océan ou-
vre au loin l'immensité de ses eaux. Nous sommes
en effet en vue de La Rochelle, et à ce moment Sivel
observe avec attention la direction du Zénitli. Par
bonheur le vent s'est relevé vers le nord et lance
l'aérostat vers le sud. Nous allons pouvoir côtoyer
la mer pendant de longues heures, nous en rappro-
cher cl ne jamais la perdre de vue.
Aussitôt que le soleil a dépassé la ligne de l'ho-
rizon, l'atmosphère, toujours sèche à la hauteur de
1,850 mètres où nous planons, se charge subite-
ment d'électricité. Les feuilles d'or de l'électros-
cope approché de notre fil de cuivre se dévient en
elïet de m 06. La quantité d'électricité décroît suc-
cessivement, pour devenir très-faible, jusqu'au mo-
ment où nous passerons au-dessus de la Gironde,
qui réfléchit les rayons solaires avec intensité, et
produit une élévation de température consi-
dérable.
Celte traversée du grand fleuve, exécutée à eux
f&
§t*ÏS
VINGTIÈME VOYAGE JV9
heures du malin, en vue delà Tour de Cordouan,
est certainement un des moments les plus émou-
vants de notre voyage. Le Zénith s'engage sur la
Gironde à l'endroit de sa plus grande largeur, il y
passe majestueusement et n'atteint l'autre rivage
que trente-deux minutes après. Pendant que nous
planons au milieu du fleuve, des bateaux à voile en
sillonnent la surface; deux navires à vapeur en
descendent le cours; ils tracent leur sillage juste
au-dessous de notre nacelle, et à ce moment ils font
hisser trois fois leurs pavillons tricolores. Nous ré-
pondons à ce salut sympathique en agitant nos mou-
choirs. Ce fleuve vu en plan, ces navires lilliputiens,
ce phare de Gordouan, réduit à la proportion d'une
épingle brillant sur un fond brumeux, cette onde
jaunâtre que rident les vagues, se colorent par les
tons chauds d'un beau soleil et forment un de ces
tableaux délicieux, qui laissent dans l'esprit les im-
pressions les plus durables .
Pendant cette partie du voyage, nous avons opéré
le lancement successif des quatre pigeons voya-
geurs que nous avait confiés M. Gassier, un des co-
lombophiles du siège de Paris. Le premier pigeon
a quitté la nacelle à neuf heures du matin, les trois
autres ont été lâchés avant et après la traversée de
la Gironde. Le dernier pigeon ne s'est pas élancé
immédiatement dans l'espace ; il est resté juché
sur le bord de la nacelle, en proie a une hésitation
très-apparente. Les quatre oiseaux messagers se
180 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
sont rapprochés de terre en décrivant de grands
circuits dans l'atmosphère, mais aucun d'eux n'est
revenu au colombier. Il est à présumer qu'ils auront
été désorientés par l'influence d'une longue nuit
passée dans les airs, et qu'en outre, la distance qui
les séparait de Paris était déjà trop considérable
pour qu'ils aient pu retrouver leur chemin .
Après avoir traversé la Gironde, le vent qui
nous entraîne nous dirige vers l'étang de Carcans,
que nous apercevons bientôt, et vers l'Océan, qui
n'en est séparé que par une mince langue de terre.
Heureusement quelques feux, allumés à la sur-
face du sol au milieu des plaines marécageuses qui
couvrent les Landes, laissent échapper une fumée
épaisse qui se dirige dans la direction du S.-E.
Cette observation nous indique nettement qu'il
règne à la surface du sol un courant aérien du N.-
0., dont nous pourrons profiter pour nous éloigner
de la mer.
Cependant le soleil est devenu très-ardent : le
Zénith se gonfle avec rapidité, le gaz se dilate et
s'échappe par l'appendice en descendant à flot
jusque dans la nacelle.
Nous montons rapidement jusqu'à l'altitude de
1,200 mètres, niveau qu'il y aurait imprudence de
dépasser dans un si proche voisinage de la mer.
Sivel donne un coup de soupape, et l'aérostat cessa
bientôt de s'élever ; mais l'action du soleil produit
une dilatation du gaz si considérable que le Zénith,
z
o
a
o
VINGTIEME VOYAGE 1S1
à peine descendu de 200 mètres, remonte encore,
et c'est par cinq ou six fois qu'il faut ouvrir la sou-
pape béante, pour le faire revenir à 60 mètres au-
dessus de la terre, où il est entraîné par le courant
inférieur.
Ce courant inférieur était très-humide, tandis que
le courant supérieur était d'une sécheresse presque
absolue, comme nous l'avons constaté, Crocé-Spi-
nelli et moi, à l'aide de l'hygromètre à point de ro-
sée et du spectroscope.
Le passage de l'aérostat de la couche d'air supé-
rieure à l'autre courant fut signalé par des mouve-
ments de rotation renouvelés et énergiques. On res-
sent une impression particulière quand on se trouve
à la limite de séparation de deux vents ainsi super-
posés ; l'air est agité, le ballon frissonne et tour-
billonne, son étoffe tremble, tandis qu'il est parfai-
tement immobile quand il est bien équilibré dans
l'atmosphère. Il y a là, entre les deux courants, des
remous, des vagues aériennes que l'on ne voit pas,
mais dont l'aérostat subit l'influence ! il y a des mou-
vements analogues à ceux qui existeraient à la sur-
face inférieure d'une couche d'huile glissant sur une
nappe d'eau, douée elle-même d'un mouvement ra-
pide. Le courant inférieur va peu à peu diminuer
d'épaisseur jusqu'à la fin du jour, où il n'aura plus
qu'une hauteur de 156 mètres environ, mais en
même temps il gagnera de vitesse. Le courant su-
périeur, au contraire, va régner uniformément ;
l)
182 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
c'est toujours le N.-N.-E., bien établi dans l'atmos-
phère, c'est le courant dominant, général, que les
observateurs terrestres ne voient pas cependant,
plongés qu'ils sont dans le courant N.-O. intérieur,
vent superficiel et probablement tout accidentel.
Pendant six heures consécutives, le Zénith a
trouvé de précieuses ressources dans l'emploi de
ces deux courants superposés ; huit fois successive-
ment il est monté dans le courant supérieur, qui le
dirigeait vers la mer, pour redescendre alternative-
ment un même nombre de fois dans le courant infé-
rieur, qui le rejetait sur la terre ferme. La route
dans la verticale est singulièrement tortueuse,
<a marche en projection horizontale forme une série
de zigzags, qui le rapprochent peu à peu d'Arca-
chon, près du bassin duquel il arrive à la fin du
jour, après avoir tiré des bordées comme un navire
à voile.
Après ce long voyage au-dessus des maigres sa-
pins des Landes, que découpent des flaques d'eau
abondantes, après un séjour de six heures dans un
air brûlant, où le soleil nous lance des rayons ar-
dents, le Zénith touche terre à Monfplaisir, com-
mune de Lanion (Gironde), dans le voisinage d'Ar-
cachon? La brise est forte et la nacelle est emportée
avec rapidité ; mais l'ancre jetée par ,Sivel mord
immédiatement, sans secousse, grâce à un système
d'arrêt très-ingénieux, formé de frotteurs qui font
glisser l'ancre avec des résistances toujours crois-
VINGTIÈME VOYAGE 183
santés, le long du câble où elle est attachée à l'aide
d'une boucle. — Nous nous pendons à la corde de
la soupape et le Zénith est bientôt maîtrisé.
Nous avons déjà mis pied à terre, lorsque quel-
ques bergers des Landes accourent montés sur
des échasses, en faisant entendre des cris de joie et
d'étonnement : ils nous prêtent de très-bonne grâce
l'utile concours de leurs bras vigoureux.
Une ascension de longue durée, comme celle que
nous venons de raconler, exactement retracée à
laide d'un diagramme, dont les éléments ont été
recueillis sans interruption, ne manque pas de
fournir des faits généraux offrant un intérêt réel au
point de vue de la physique du globe. Grâce aux
imprimés lancés de la nacelle, et retournés à Paris
au nombre de soixante, de tous les points de notre
route, le diagramme que nous avons présenté à
l'Académie des sciences indique les températures
du sol en même temps que les températures de l'air
supérieur. On voit que la température de l'air était
plus élevée dans tout le parcours que la tempéra-
ture du sol. Ce diagramme montre encore que le
ballon, quand il était maintenu sur l'horizontale,
suivait les proéminences du sol et s'élevait de lui-
même, poussé par un vent ascendant quand il
passait au-dessus d'une colline. Ce fait est surtout
rendu manifeste par le passage du ballon à 600
mètres au-dessus d'un monticule situé dans la Tou-
raine, et dominant de 268 mètres le niveau de la
184 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
mer. Le tracé graphique de l'ascension met en évi-
dence la ligne courbe suivie par un courant aérien,
pendant un long parcours ; le ballon s'est, en effet,
fréquemment éloigné d'une direction en ligne di-
recte : le tracé montre enfin les variations très-ap-
préciables de la vitesse du vent, qui fait environ
5 mètres à la seconde pendant la nuit, 10 mètres
au lever du jour, et qui diminue de vitesse dans les
hautes régions, contrairement à ce qui a lieu le plus
habituellement. La vitesse du courant N.-N.-E.
dans les landes de la Gironde ne dépassait pas la
vitesse de 3 mètres à la seconde, tandis que le vent
inférieur, dont la vitesse s'est accrue jusqu'au mo-
ment de l'atterrissage, était d'abord de 7 mètres à
la seconde, pour atteindre ensuite près de 12
mètres.
Nous ne nous engagerons pas plus longuement
dans le résumé de ces observations multiples ; il
faudrait entrer dans des détails trop minutieux pour
parler des effets de nuages, des déformations du so-
leil et de la lune par la réfraction, phénomènes dont
Albert Tissandier a retracé la succession par le
dessin, indispensable complément des études mé-
téorologiques. Mais nous devons ajouter quelques
mots sur les observations spectroscopiques de Grocé-
Spinelli. Quand le soleil et la lune ont été au-des-
sous de l'horizon, les spectroscopes ont montré des
bandes de vapeur d'eau extrêmement accusées.
Aussitôt que ces deux astres se sont élevés de
VINGTIEME VOYAGE 185
quelques degrés seulement sur l'horizon, les bandes
sont devenues infiniment plus faibles et ont fini
même par être très-peu visibles, ce qui démontrait
que la quantité de vapeur d'eau dans les régions su-
périeures de l'air était très-faible. Une telle séche-
resse est un fait qui mérite d'être signalé. Le psy-
chromètre, avant que l'eau qu'il contenait ne fût
gelée, et l'hygromètre de Regnault ont, comme nous
l'avons vu précédemment , vérifié ces observa-
tions.
Nous aurions encore à parler des sondes aériennes
imaginées par Sivel, d'un appareil destiné à mesurer
l'ombre du ballon que nous avons vu se dessiner
sur le sol, sur les rivières, d'un remarquable ther-
momètre enregistreur de M. Negretti, destiné à
prendre des températures à quelques centaines de
mètres au-dessous de la nacelle, d'un nouvel ané-
momètre de Grocé-Spinelli et Redier ; mais nous
ne voulons pas étendre outre mesure ce chapitre
déjà long.
Nous terminons ici le résumé d'une ascension où,
pendant vingt-deux heures quarante minutes, il n'a
jamais manqué ni d'expériences à exécuter, ni
d'observations à entreprendre ; car, dans l'atmo-
sphère, si peu connue, tout est à considérer, tout
est à apprendre.
Nous espérons, disions-nous au retour de notre
voyage, que la Société française de navigation
aérienne ne s'en tiendra pas à ces premières tenta-
186 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
tives ; elle saura prouver dans l'avenir qu'elle était
digne de prendre pour devise cette belle parole :
« Toujours plus loin et toujours plus haut 1 »
CHAPITRE VINGT-ET-UNIEME
Ascension à grande hauteur du Zénith , de Paris à Cirou
(Indre), 15 avril 1S75.
îtORT DE CROCÉ-SPINELLI ET DE SIVEL.
Le jeudi 15 avril 1875, à 11 heures 32 minutes
du matin, l'aérostat le Zénith s'élevait de terre à
l'usine à gaz de La Villette. Grocé-Spinelli, Sivel et
moi avions pris place dans la nacelle. Trois ballon-
nets remplis d'un mélange d'air à 70 pour 100 d'oxy-
gène étaient attachés au cercle. À la partie inférieure
de chacun d'eux un tube de caoutchouc traversait
un flacon laveur rempli d'un liquide aromatique.
Cet appareil, dans les hautes régions de l'atmo-
sphère, devait fournir aux voyageurs le gaz combu-
rant nécessaire à l'entretien de la vie. Un aspirateur
à retournement rempli d'essence de pétrole, que
l'abaissement de température ne peut solidifier, était
suspendu en dehors de la nacelle; il allait être
arrimé verticalement à 3,000 mètres d'altitude pour
faire passer de l'air dans les tubes à potasse destinés
au dosage de l'acide carbonique. Sivel avait attaché
à portée de sa main quelques s? es de lest qui se
vidaient d'eux-mêmes en coupant la mince corde-
lette qui les retenait. Il avait ûxé sous la nacelle un
1S3 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
épais matelas de paille pour amortir le choc à la
descente. Crocé-Spinelii avait emporté son beau
spectroscope, si fréquemment employé dans le pré-
cédent voyage du ballon le Zénith. On avait suspendu
aux cordes de la nacelle deux baromètres anéroïdes,
vérifiés le matin sous la machine pneumatique et
donnant, le premier, les pressions correspondant aux
altitudes de à 4,000 mètres, le second indiquant
celles de 4,000 à 9,000 mètres. A côté de ces ins-
truments pendaient : un thermomètre à alcool
rougi donnant la mesure de basses températures
jusqu'à — 30 degrés; un thermomètre à minima et
à maxima, qu'une cordelette sans fin, fixée à la sou-
pape dans l'axe verticale de l'aérostat, pouvait faire
monter et descendre au milieu de la masse de gaz.
Au-dessus, dans une boite scellée, étaient enfermés
les huit tubes barométriques témoins, bien emballés
dans de la sciure de bois, et destinés à fournir au
retour des indications précises sur le maximum de
hauteur atteint par les voyageurs. L'instrument à
faire le point de M. A. Penaud, des caries, des bous-
soles, des questionnaires imprimés destinés à être
lancés de la nacelle, des jumelles, etc., complétaient
le matériel scientifique de l'expédition.
On part, on s'élève au milieu d'un flot de lumière,
emblème de la joie, de l'espérance!...
Trois heures après le dépari, Sivel et Crocé-
Spinelli allaient être trouvés inanimés dans la na-
celle! Au-delà de 8,000 mètres d'altitude, l'asphyxie
YINCST-ET-UNIEME VOYAGE 189
a frappé de mort ces disciples de la science et de la
vérité !
Il appartient à leur compagnon de voyage, mira-
culeusement échappé au trépas, de fermer un ins-
tant son cœur à la douleur, de chasser les tristes
souvenirs et les sombres visions, pour rapporter les
faits recueillis pendant l'exploration et pour dire ce
qu'il sait de la mort de ses infortunés et glorieux
amis.
Dès les premiers moments de l'ascension, qui
s'exécuta d'abord avec une vitesse de deux mètres
environ à la seconde, et se ralentit légèrement à
3,500 mètres pour augmenter à 5,000 mètres, sous
la chute constante de lest et sous l'action d'un soleil
brûlant, Sivel prend le soin prudent de descendre
la corde d'ancre et de tout préparer pour l'atterris-
sage. A peine sommes-nous à 300 mètres au-dessus
du sol qu'il s'écrie avec joie :
— Nous voilà partis, mes amis! je suis bien
content.
Et un peu plus tard, regardant l'aérostat arrondi
au dessus de la nacelle :
— Voyez le Zénith, comme il est bien gonflé ;
comme il est beau !
Crocé-Spinelli me disait :
— Allons, Tissandier, du courage. A l'aspirateur,
à l'acide carbonique ! — Et je disposais mon expé-
rience pour faire passer 70 litres d'air dans les tubes
à potasse à l'altitude de 4,000 à 6,000 mètres. Mais
n.
190 JISTOIRE DE MES ASCENSIONS
ces tubes, que je n'ai pas eu la force au dernier
moment de serrer dans leur boîte ouatée, devaient
être brisés en mille fragments ù la descente! Ces
expériences seront reprises ultérieurement.
A l'altitude de 3,300 mètres, le gaz s'échappait
avec force de l'appendice béant au-dessus de nos
têtes. L'odeur était prononcée, et sans que Sivel et
moi en ayons été incommodés, je dois signaler les
lignes suivantes que je trouve écrites sur le carnel
de Grocé-Spinelli:
« 11 h. 57 m. H. 500.
Température + 1° Légère douleur dans les oreil-
les. Un peu oppressé. C'est le gaz. »
J'ajouterai que le Zénith n'avait pas été entière-
ment gonflé, pour laisser une large place à la dilata-
lion.
(Juelques personnes ont pen-é que le gaz de l'é-
clairage s'échappant de l'appendice de l'aérostat au-
dessus de la tête des voyageurs a dû exercer une
action délétère assez considérable pour causer la
mort de Grocé-Spinelli et de Sivel. J'ai la persuasion
que cette cause doit être éliminée. Dans plusieurs
ascensions précédentes, il m'est arrivé de sentir
l'odeur du gaz de l'éclairage bien plus vivement et
pendant un temps de longue durée, sans que ni moi
ni mes compagnons d'ascension en aient été sérieu-
sement incommodés. L'appendice est assez loin de la
nacelle pour que le gaz se trouve mélangé à un très
grand volume d'air qui atténue singulièrement
VINGT-ET-UN1ÈME VOYAGE 191
ses effets. Je ferai observer que, comme on le verra
tout à l'heure, Grocé-Spinelli et Sivel vivaient encore
après avoir atteint l'altitude de 8,000 mètres; qu'ils
ont trouvé la mort lors du retour de l'aérostat dans
les hautes régions, et que pendant cette deuxième
ascension, le ballon avait à peu près perdu tout
le gaz qu'il pouvait laisser échapper par son ouver-
ture inférieure.
A 4,000 mètres le soleil est ardent, le ciel est
resplendissant, de nombreux cirrhus s'étendent à
l'horizon, dominant une buée opaline qui forme
un cercle immense autour de la nacelle.
A 4,300 mètres, nous commençons à respirer de
l'oxygène, non pas parce que nous sentons encore
le besoin d'avoir recours au mélange gazeux, mais
uniquement parce que nous voulons nous convaincre
que nos appareils, si bien disposés par M. Limousin,
d'après les proportions indiquées par M. P. Bert,
fonctionnent convenablement.
Je dois dire à ce sujet que mon cher et regretté
Grocé-Spinelli avait insisté avec énergie pour que
je fisse partie de l'ascension à grande hauteur, qu'il
devait d'abord accomplir seul avec Sivel. M. Hervé-
Mangon, président de la Société de navigation
aérienne, et M. Hureau de Villeneuve, secrétaire
général, n'approuvaient pas ce projet, dans la seule
crainte, je me hâte de l'ajouter, de priver Sivel de
la quantité suffisante de lest que ma présence devait
forcément diminuer. Ces messieurs avaient cepen-
192 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
dantcédéaux pressantes instances de Grocé-Spinelli.
Qui eut résisté aux charmes de sa parole entraînante
et. de son regard ?
— Mon ami Tissandier, me disait Crocé, quel-
ques jours avant la première ascensiou du Zénith,
soyez tranquille, vous partirez avec nous. Je ne
vous quitte pas, ajoutait-il en me serrant dans
ses bras. Il faut être trois pour faire une ascension
en hauteur, pour mieux confirmer les résultats. Et
qui sait? un accident peut survenir. Six bras valent
mieux que quatre ! D'ailleurs, il faut que vous res-
piriez l'oxygène dans les hautes régions, pour
affirmer comme nous que cela est efficace, que cela
est nécessaire.
Grocé-Spinelli avait un ardent amour de la vérité,
et il ne pouvait admettre, lui si franc, si loyal, que
l'on mit en doute ses affirmations. C'est à l'altitude
de 7,000 mètres, à 1 heure 20 minutes, que
j'ai respiré le mélange d'air et d'oxygène, et que
j'ai senti, en effet, tout mon être, déjà oppressé, se
ranimer sous l'action de ce cordial ; à 7,000 mètres,
j'ai tracé sur mon carnet de bord les lignes suivantes:
Je respire oxygène. Excellent effet.
A cette hauteur, Sivel, qui était d'une force
physique peu commune et d'un tempérament sanguin,
commençait à fermer les yeux par moments, à s'as-
soupir môme et à devenir un peu pâle. Mais cette
âme vaillante ne s'abandonnait pas longtemps aux
mouvements de la faiblesse: il se redressait avec
VINGT-ET-UNIÈME VOYAGE 193
l'expression de la fermeté; il me faisait vider le
liquide contenu dans mon aspirateur après mon
expérience, et il jetait le lest par-dessus bord pour
atteindre des régions plus élevées. Sivel avait été
l'an dernier à 7,300 mètres, avec Grocé-Spinelli; il
voulait, cette année, monter à8, 000 mètres, et quand
Sivel voulait, il eût fallu de grands obstacles pour
entraverses desseins.
Crocé-Spinelli avait depuis longtemps l'œil fixé
au spectroscope. Il paraissait rayonnant de joie et
s'était écrié déjà :
— Il y a absence complète des raies de la vapeur
d'eau.
Puis, après avoir fait entendre ces paroles, il
s'était mis à continuer ses observations avec une telle
ardeur, qu'il m'avait prié d'inscrire sur mon carnet
le résultat des lectures du thermomètre et du baro-
mètre.
Pendant le cours de cette ascension rapide, au
milieu d'occupations multiples, il nous a été difficile
d'apporter aux observations physiologiques l'atten-
tion qu'elles nécessitent. Nous réservions nos forces
à cet égard pour le moment où nous serions plongés
dans l'air des régions supérieures, sans soupçonner
le dénouement funeste qui allait paralyser nos
efforts.
Pendant la durée de l'ascension jusqu'à 7,000
mètres, les observations thermométriques ont été
exécutéesrégulièrement. Elles indiquent une dimi-
194 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
nution progressive de température jusqu'à 3,200
mètres, une augmentation de 3,200 à 700, et enlin
une diminution graduelle de 4i,000 mètres jusqu'à
7,000 et au-delà.
Pour la première fois, nous avons déterminé
d'une façon précise la température 'intérieure du
ballon, et les résultats que nous avons obtenus
nous semblent offrir un grand intérêt. Sivel avait
parfaitement organisé la cordelette destinée à l'as-
cension d'un tbermométrographe dans l'aérostat, et
Crocé-Spinelli lit l'expérience à deux reprises dif-
férentes à l'aide de l'appareil que je m'étais pro-
curé. Le thermomètre, à tube courbe, contenait de
l'alcool et du mercure, qui s'élevait dans une des
branches du tube, soulevant un indice de fer ; on
ramenait préalablement l'indice à la surface du li-
quide à l'aide d'un aimant. Le tbermométrographe
nous indiqua que la température du gaz du ballon
était de 19° au centre, de 22° près de la soupape,
alors que nous planions à l'altitude de 4,600 à
5,000 mètres, et que la température de l'air am-
biant était de 0°. A 5,300 mètres, la température
intérieure du ballon, au centre, atteignait 23°,
tandis que l'air extérieur était h — 5°. Entin le
theimométrographe resta dans le ballon au mo-
ment de notre anéantissement. Je l'ai retrouvé in-
tact après la descente; il s'était élevé à la tempéra-
ture de 23°. Ces faits nouveaux expliquent, par
celte différence considérable de température du gaz
V1NGT-ET-UNIÈME VOYAGE 195
du ballon et de l'air où il est immergé, l'ascension
rapide du navire aérien dans les hautes régions et
sa descente précipitée à des niveaux inférieurs.
J'arrive à l'heure fatale où nous allions être saisis
par la terrible influence de la dépression atmosphé-
rique. A 7,000 mètres, nous sommes tous debout
dans la nacelle ; Sivel, un moment engourdi, s'est
ranimé; Grocé-Spinelli est immobile en face de moi.
— Voyez, me dit ce dernier, comme ces cirrhus
sont beaux !
C'était beau, en effet, ce spectacle sublime
qui s'offrait à nos yeux. Des cirrhus de formes
diverses, les uns allongés, les autres légèrement
mamelonés, formaient autour de nous un cercle
d'un blanc d'argent. En se penchant au-dehors de la
nacelle, on apercevait, comme au fond d'un puits
dont les cirrhus et la buée inférieure eussent formé
les parois, la surface terrestre qui apparaissait dans
les abîmes de l'atmosphère. Le ciel, loin d'être
noir et foncé, était d'un bleu clairet limpide; le so-
leil ardent nous brûlait le visage. Cependant le
froid commençait à faire sentir son influence, et
nous avions antérieurement déjà placé nos couver-
tures sur nos épaules. L'engourdissement m'avait
saisi, mes mains étaient froides, glacées. Je voulais
mettre mes gants de fourrure ; mais, sans en avoir
conscience, l'action de les prendre dans ma poche
nécessitait de ma part un effort que je ne pouvais
plus faire.
lf.6 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
A celle hauteur de 7,000 mètres, j'écrivais
presque machinalement sur mon carnet; je recopie
textuellement les lignes suivantes, qui ont été
écrites sans que j'en aie actuellement le souvenir
bien précis ; elles sont tracées d'une façon peu
lisible, par une main que le froid devait singuliè-
rement faire trembler:
« J'ai les Itiains gelées. Je vais bien. Nous allons
bien. Brume à l'horizon avec petits cirrhus arrondis.
Nous montons. Crocé souffle. Nous respirons oxygène.
Sivel ferme les yeux, Crocé aussi ferme les yeux. Je
vide aspirateur. Temp.— 10°. 1 h. 20 m. H. —320
Sivel est assoupi.... 1 h. 25 m., temp. — 1 1°. //. —
300. Sivel jette lest. Sivel jette lest. (Ces derniers
mots sont à peine lisibles. )
Sivel, en effet, qui était resté quelques instants
comme pensif et immobile, fermant parfois les
yeux, venait de se rappeler sans doute qu'il voulait
dépasser les limites où planait encore le Zénith.
Il se redresse ; sa figure énergique s'éclaire subite-
ment d'un éclat inaccoutumé ; il se tourne vers moi
et me dit :
— Quelle est la pression ?
— 300 (7,540 mèlres d'altitude environ).
— Nous avons beaucoup de lest, faut-il en jeter ?
Je lui réponds :
— Faites ce que vous voudrez.
ïl se tourne vers Crocé et lui fait la môme ques-
VINGT-ET-UNIÈME VOYAGE 197
tion. Crocé baisse la tête en signe d'affirmation très-
énergique.
Il y avait dans la nacelle au moins cinq sacs de
lest ; il y en avait encore à peu près autant, pendus
en dehors par leurs cordelettes. Ceux-ci, nous de-
vons l'ajouter, n'étaient plus entièrement remplis -,
Sivel avait certainement su estimer leur poids, mais
il nous est impossible de rien fixer à cet égard.
Sivel saisit son couteau et coupe successivement
trois cordes; les trois sacs se vident et nous mon-
tons rapidement. Le dernier souvenir bien net qui
me soit resté de l'ascension remonte à un moment
un peu antérieur. Grocé-Spinelli était assis, tenant
à la main le flacon laveur du gaz oxygène ; il avait
la tête légèrement inclinée et semblait oppressé.
J'avais encore la force de frapper du doigt le baro-
mètre anéroïde pour faciliter le mouvement de son
aiguille ; Sivel venait de lever la main vers le ciel,
comme pour montrer du doigt les régions supé-
rieures de l'atmosphère.
Mais je n'avais pas tardé à garder l'immobilité
absolue, sans me douter que j'avais déjà peut-être
perdu l'usage de mes mouvements. Vers 7,500
mètres, l'état d'engourdissement où l'on se trouve
est extraordinaire. Le corps et l'esprit s'affai-
blissent peu à peu, graduellement, insensiblement,
sans qu'on en ait conscience. On ne souffre en au-
cune façon ; au contraire. On éprouve une joie in-
térieure et comme un effet de ce rayonnement de
198 BISTOIAE DE MES ASCENSIONS
lumière qui vous inonde. On devient indifférent ;
on ne pense plus ni à la situation périlleuse ni au
danger ; on moule et on est heureux de monter.
Le vertige des hautes régions n'est pasun vain mot.
Mais, autant que je puis en juger par mes impres-
sions personnelles, ce vertige apparaît au dernier
moment ; il précède immédiatement l'anéantisse-
ment, subit, inattendu, irrésistible.
Lorsque Sivel eut coupé les trois sacs de lest, à
l'altitude de 7,450 mètres environ, c'est-à-dire sous
la pression 300 (c'est le dernier chiffre que j'aie
écrit alors sur mon carnet), je crois me rappeler
qu'il s'assit au fond de la nacelle, où je me soute-
nais appuyé contre le bord de l'esquif. Je ne tardai
pas à me sentir si faible, que je ne pus même pas
tourner la tête pour regarder mes compagnons.
Bientôt je veux saisir le tube à oxygène, mais il
m'est impossible de lever le bras. Mon esprit ce-
pendant est encore très-lucide. Je considère tou-
jours le baromètre ; j'ai les yeux fixés sur l'aiguille,
qui arrive bientôt au chiffre de la pression 290, puis
'280 qu'elle dépasse.
Je veux m'écrier :
— Nous sommes à 8,000 mètres !
Mais ma langue est comme paralysée. Tout-à T
coup, je ferme les yeux et je tombe inerte , per-
lant absolument le souvenir. Il était environ 1
heure 30 minutes.
A 2 heures 3 minutes je me réveille un moment.
VINGT-ET-UNIÉME VOYAGE 199
Le ballon descendait rapidement. J'ai pu couper un
sac de lest pour arrêter la vitesse, et écrire sur
mon registre de bord les lignes suivantes, que je re-
copie :
«Nous descendons ; température — 8°; je jette
lest,HI. — 315. Nous descendons. Sivel et Crocé
encore évanouis au fond de la nacelle. Descendons
très-fort.
A peine ai-je écrit ces lignes qu'une sorte de
tremblement me saisit, et je retombe affaibli encore
une fois. Le vent était violent de bas en haut, et
dénotait une descente très-rapide. Quelques mo-
ments après, je me sens secouer par le bras, et je
reconnais Crocé, qui s'est ranimé. « Jetez du lest
me dit-il, nous descendons. » Mais c'est à peine si
je puis ouvrir les yeux, et je n'ai pas vu si Sivel
était réveillé.
Je me rappelle que Crocé a détaché l'aspirateur
qu'il a lancé par-dessus bord, et qu'il a jeté du lest
des couvertures, etc. (1). Tout cela est un souvenir
(1) L'aspirateur, d'après les renseignements fournis à
la Société de la navigation aérienne par le maire de Cour-
menin (Loir-et-Cher), est tombé près d'une femme as-
sise sur l'herbe avec ses deux enfants. Son choc contre terre
produisit un grand bruit. On ramassa dans le voisinage
une couverture de voyage et une boite garnie de ouate,
destinée à garantir les tubes à potasse. Nous rappellerons
que l'aspirateur était vide, qu'il ne pesait plus que 17 ki-
logrammes, et que l'infortuné Spiaelli, en le jetant, n'a-
200 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
extrêmement confus qui s'éteint vite, car je retombe
dans mon inertie plus complètement encore qu'au-
paravant, et il me semble que je m'endors d'un
sommeil éternel.
Que s'est-il passé? Il est certain que le ballon
délesté, imperméable comme il l'était, et très-chaud
est remonté encore une fois dans les hautes
régions (1).
A 3 heures 30 minutes environ, je rouvre les
yeux, je me sens étourdi, affaissé, mais mon esprit
se ranime. Le ballon descend avec une vitesse,
effrayante ; la nacelle est balancée fortement et dé-
crit de grandes oscillations. Je me traîne sur les
genoux et je tire Sivel par le bras, ainsi que
Grocé.
vait rien fait de contraire aux règles de l'aéronautique,
puisque la descente était très-rapide. Quand le ballon re-
monta, il eut fallu tirer la corde de la soupape, mais
Crocé, repris par la faiblesse, n'eut sans doute plus la
force de le faire.
(1) Le récit de cette dernière partie du voyage a été
écrit le lendemain même de l'atterrissage, dans une let-
tre adressée à M. Maugon, président de la Société fran-
çaise de navigation aérienne. Il est tout empreint de l'im-
pression que je ressentais alors. Je n'y ai rien ajouté, rien
changé, car je ne saurais retracer plus complètement,
aujourd'hui, cet événement plein d'horreur. On jugera
de l'état de surexcitation où je me trouvais à la des-
cente, parle, fait suivant. Quand j'ai tranché la corde qui
retenait l'ancre, avec le couteau que je tenais de la main
V.rtGT-ET-UNIÈME VOYAGE 201
— Sivel! Grocé! m'écriai-je, réveillez-vous!
Mes deux compagnons étaient accroupis dans la
nacelle, la tête cachée sous leurs couvertures de
voyage. Je rassemble mes forces et j'essaye de les
soulever. Sivel avait la figure noire, les yeux ternes,
la bouche béante et remplie de sang. Grocé avait
les yeux à demi fermés et la bouche ensanglantée.
Raconter en détail ce qui se passa alors, m'est
impossible. Je ressentais un vent effroyable de bas
en haut. Nous étions encore à 7,000 mètres d'al-
titude. Il y avait dans la nacelle deux sacs de lest
que j'ai jetés. Bientôt la terre se rapproche, je veux
saisir mon couteau pour couper la cordelette de
l'ancre : impossible de le trouver. J'étais comme
fou, je continuais à appeler : Sivel ! Sivel !
Par bonheur, j'ai pu mettre la main sur un cou-
droite, je me coupai en même temps l'index de la main
gauche sans le sentir en aucune façon. La vue du sang
m'a seule arrêté. Les manœuvres de la descente, lance-
ment de l'ancre, au moment voulu, ouverture de la sou-
pape pendant le traînage, etc., ont été faites en quelque
sorte instinctivement, grâce à l'habitude acquise dans
mes précédents voyages. Je ne publie ces détails que
parce qu'ils me semblent offrir un intérêt physiologique.
Cet état de surexcitation fébrile, suivi d'un affaissement,
est-il le résultat de l'influence de l'asphyxie, ou celui du
saisissement qu'avait fait naître, en mon esprit, la vue
de mes infortunés amis, morts si subitement, et d'une
façon si terrible? Il provenait peut-être de ces deux
causes réunies.
202 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
teau et détacher l'ancre au moment voulu. Le
choc à terre fut d'une violence extrême. Le ballon
sembla s'aplatir et je crus qu'il allait rester en
place, mais le vent était rapide et l'entraîna. L'an-
cre ne mordait pas, la nacelle glissait à plat sur le
champs ; les corps de mes malheureux amis étaient
cahotés çà et là ; je croyais à tout moment qu'ils
allaient tomber de l'esquif. Cependant, j'ai pu
saisir la corde de la soupape, et le ballon n'a pas
tardé à se vider, puis à s'éventrer contre un arbre.
Il était quatre heures.
En mettant pied à terre, j'ai été pris d'une sur-
excitation fébrile, et je me suis un instant affaissé
en devenant livide. J'ai cru que j'allais rejoindre
mes amis dans l'autre monde.
La descente du Zénith a eu lieu dans les plaines
qui avoisinent Ciron (Indre), à 250 kilomètres de
Paris à vol d'oiseau. D'après les questionnaire.-*
lancés de la nacelle, et renvoyés au siège de la
Société de navigation aérienne par ceux qui les ont
ramassés à terre, je me suis assuré que le Zénith
n'ai pas été dévié de sa route, et que sa direction
était constante jusqu'à la hauteur de 8,000 mètres.
Sa vitesse était certainement plus considérable
dans les hautes régions de l'atmosphère qu'à la sur-
face du sol .
Les questionnaires imprimésn'ontpas mis moins de
troisheurespourdescendredelahauteurde7,000mè-
tres jusqu'à terre. Un papier lancé machinalement
VINGT-ET-UNIÈMIÏ VOYAGE 203
par moi, au moment de mon premier réveil, et
taché de sang par une coupure légère que je m'é-
tais faite à la main avant mon premier évanouisse-
ment, a été recueilli voltigeant encore dans l'at-
mosphère, trente-cinq minutes après l'atterrissage
du ballon.
Après avoir retracé l'histoire de l'ascension du
Zénith, j'arrive aux deux points importants qui ont
si vivement préoccupé l'attention du monde savant
et du public.
Quelle est la hauteur maxima atteinte par le
Zénith ?
Quelle est la cause de la mort de Grocé-Spinelli
etdeSivel?
La première question est tout-à-fait résolue par
l'ouverture des tubes barométriques témoins, ima-
ginés par M. Janssen, et déjà employés par Sivel et
Grocé-Spinelli lors de leur ascension à 7,300 mè-
tres (22 mars 1874).
L'opération, en ce qui concerne l'ascension du
Zénith, a été faite dans le laboratoire de physique
de la Sorbonne, avec le concours de MM . Berthelot,
Jamin et Hervé Mangon. Les tubes que j'ai rap-
portés ont été placés sous la machine pneumatique
avec un baromètre. On a fait progressivement le
vide jusqu'à ramener la colonne de mercure à l'ex-
trémité courbée du tube, dans les conditions où elle
devait se trouver au moment où nous avons atteint
la plus grande hauteur. Un tube avait été cassé,
204 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
quelques autres avaient éprouvé des accidents ou
fonctionné mal, mais il y en a deux dont la mar-
che a été régulière, et qui nous ont fourni des ré-
sultats concordants. Ils tendent à établir que la plus
faible pression était de 264 à 262 milimètres, ce qui
porte la hauteur maxima entre 8,540 et 8,600
mètres ( correction faite de la pression à la surface
du sol).
M. Janssen en préconisant l'emploi des baro-
mètres témoins que nous venons de décrire, recom-
mandait de retourner les tubes après avoir atteint le
maximum de hauteur. Mais cette précaution n'est
pas indispensable ; nous avons constaté à l'aide de
la machine pneumatique, que les tubes baromé-
triques capillaires peuvent fonctionner avec pré-
cision, sans qu'il y ait une rentrée d'air, s'ils sont
soumis à des dépressions successives. Après avoir
baissé dans le tube, le mercure est refoulé dans sa.
partie supérieure, quand la pression barométrique
augmente : c'est ainsi qu'ont fonctionné les deux
tubes témoins expérimentés au laboratoire de la
Sorbonne.
Gomme au moment de mon anéantissement, à
8,000 mètres, l'aiguille du baromètre passait rapi-
dement sur le chiffre de la pression 28 (3,002 mè-
tres) et indiquait ainsi une ascension d'une assez
grande vitesse, j'ai la persuasion que nous avons
atteint cette altitude de 8,600 mètres, dès la pre-
mère ascension. Mais ce n'est pas la rapidité de
VINGT-ET-UNIEME VOYAGE 205
cette ascension qui a causé la mort de mes deux
amis, car après la première descente, Crocé-Spi-
nelli et très-certainement Sivel vivaient encore ; ils
ont été frappés de mort quand le ballon a atteint
une seconde fois les niveaux élevés qu'il venait de
quitter, mais qu'il n'a pas dû dépasser beaucoup,
son poids et son volume ne lui permettant certaine-
ment pas de monter plus haut.
Il ne me semble pas douteux que la mort de ces
infortunés soit la conséquence de la privation d'air
résultant de la dépression atmosphérique ; il est
possible de supporter pendant un temps de faible
durée l'action de cette asphyxie; il est difficile
d'en subir l'effet coup sur coup, pendant près de
deux heures presque consécutives. Notre séjour
dans les hautes régions a été, en effet, bien plus
long que celui d'aucune ascension précédente à
grande hauteur. J'ajouterai que l'air particuliè-
rement sec n'a peut-être pas été sans exercer une
funeste influence.
On sait qu'en réalité la diminution de pression
n'est pas la cause directe des accidents. Ceux-ci
sont dus à une trop faible tension de l'oxygène res-
piré par les hommes ou les animaux qui sont sou-
mis dans l'air ordinaire à une faible pression.
M. Bert a montré qu'un homme qui respire de
l'air ordinaire à une demi-atmosphère, qui se trouve
par exemple à 5,500 mètres d'altitude, est dans la
même situation que si, au niveau de la mer, il res-
12
206 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
piraitun air contenant 10 pour 100 d'oxygène au
lieu de 20, quantité mormale en chiffres ronds. A la
pression ordinaire ; la tension de l'oxygène est de 20,
elle est de 10 à une demi-atmosphère, de 5 à
un quart.
La dépression atmosphérique agit donc par l'as-
phyxie, et non par l'influence mécanique de la di-
minution de pression .
Le Zénith a décrit dans l'espace une sorte de
M gigantesque de 8,000 mètres de hauteur. Nous
appellerons l'attention du lecteur sur les cirrhus que
nous avons observés, et dont la présence offre un
intérêt tout particulier, puisque l'atmosphère, à la
surface du sol, paraissait absolument limpide, et
que le ciel n'a pas cessé d'être bleu et clair. L'air
était certainement rempli de paillettes de glaces,
extrêmement ténues, dont rien ne faisait soupçon-
ner la présence dans les bas-fonds de l'atmosphère.
A 2,500 mètres, nous distinguions une brume
translucide, une buée légèrement opaline, qui nous
a cachés aux observateurs terrestres, quelque temps
après le départ. A 4,500 mètres, des cirrhus très-
légers se sont montrés à l'horizon, tout autour de
l'aérostat. Mais c'est à 7,000 mètres et au-delà, que
le spectacle de l'atmosphère offrait le plus d'inté-
rêt. Le Zénith planait au-dessus d'un amas de cir-
rhus, qui prenaient l'aspect de massifs de neige ; ces
nuages avaient la forme de longs filaments étirés, à
la surface desquels on entrevoyait comme des bour-
VINGT- ET-UNIÈMG VOYAGE ?07
souflures et des mamelons, parfaitement lisses et
unis. Au-dessous de la nacelle on distinguait encore
la terre, mais on n'en voyait qu'une faible surface,
qui semblait être la base d'un cylindre immense, li-
mité intérieurement par la buée et les cirrhus su-
périeurs.
Le diagramme que nous avons tracé indique les
décroissances de température jusqu'à 7,450 mètres;
il fait voir que notre ascension n'a pas été d'une
vitesse exagérée, puisque l'altitude de 8,600 mètres
n'a été atteinte que deux heures environ après le
départ.
On se demandera à présent quelle est la cause de
mon salut. Je dois la vie probablement à mon tem-
pérament particulier, lymphatique et très-nerveux,
peut-être à mon évanouissement complet, sorte
d'arrêt des fonctions respiratoires. J'étais à jeun au
moment du départ, et je pensais d'abord que cette
circonstance m'étais particulière ; mais j'ai eu de-
puis la preuve que si Sivel avait un peu mangé,
Crocé n'avait, comme moi, presque aucun aliment
dans l'estomac.
La dépression est considérable à l'altitude de
8,600 mètres, puisque la colonne mercurielle du
baromètre n'est plus que de m 26 environ. Les
rares ascensions en hauteur précédentes sont très-
loin de cette altitude. Gay-Lussac, en 1804, atteint
7,016 mètres. Robertson et Lhoest, en 1803,
7, 170 mètres ; Barrai et Bixio, en 1852, 7,004 mè-
208 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
très; "Welsh, la même année, 6,990 mètres. On
voit que tous ces voyages ont eu pour limite les
hauteurs de 7.000 à 7,200 mètres. Nous croyons
qu'elles peuvent être considérées comme les bornes
extrêmes de l'amosphère respirable.
Notre maître et ami, M. Glaisher, en 1862, est
monté à l'altitude de 8,838 mètres ; là il s'est éva-
noui subitement et il a failli perdre la vie ; il nous
dit lui-même qu'il se sentait mourir. Quant à la hau-
teur qu'il suppose avoir atteinte au-delà (11,000
mètres), elle nous paraît très-contestable, puisqu'il
ne la détermine que par une proportion algébrique,
déduite de la vitesse de l'aérostat à la montée et à
la descente. L'honorable savant admet que les vi-
tesses ont été constantes pendant la durée de son
anéantissement, tandis qu'elles ont dû varier et que
la vitesse d'ascension a pu devenir nulle. Nous
ajouterons que M. Glaisher avait fait précédem-
ment plusieurs expéditions analogues. Il s'était
entraîné peu à peu, et il est certain qu'il avait ha-
bitué son organisme à l'action de la dépression de
l'air, ce qui lui donnait, pour ces sortes de voyages
périlleux, comme des facultés toutes spéciales.
J'ai la persuasion que Crocé-Spinelli et Sivel vi-
vraient encore, malgré leur séjour prolongé dans
les hautes régions, s'ils avaient pu respirer l'oxy-
gène. Ils auront, comme moi, subitement perdu la
faculté de se mouvoir. Les tubes adducteurs de l'air
vital auront échappé de leur mains paralysées? Mais
V1NGT-ET-UNIÈME VOYAGE 209
ces nobles victimes ont ouvert à l'investigation
scientifique de nouveaux horizons ; ces soldats de la
science, en mourant, ont montré du doigt les périls
de la route, afin que l'on sache, après eux, les pré-
voir et les éviter.
Nous venons de résumer le récit d'une ascension
terrible, drame le plus émouvant qu'on puisse
trouver dans les annales de la navigation aérienne ;
mais notre rôle d'historien et de témoin ne doit pas
se borner à la description du voyage proprement
dit. Il nous reste à suivre nos amis jusqu'à la tombe.
Après les avoir accompagnés jusqu'à la surface de
la terre, il nous faut parler des épisodes qui se sont
produits au moment de l'atterrissage, des scènes
qui ont eu lieu au jour de leurs obsèques ; il nous
faut essayer de faire revivre les sentiments de
pieuse émotion que l'on doit à leur mémoire.
J'ai dit que la nacelle du Zénith toucha le sol
dans le département de l'Indre ; elle se heurta con-
tre terre dans un champ voisin de la petite ville de
Ciron. Quand le ballon d'abord emporté par le
traînage se fut ouvert en se brisant contre un ri-
deau d'arbres, la nacelle resta droite; j'en sortis
précipitamment dans un état de surexcitation tout à
fait fébrile. Les corps inertes de Grocé-Spinelli et
de Sivel, impitoyablement projetés pendant le traî-
nage contre les parois de l'esquif, se trouvaient
dans une posture effroyable. Les deux têtes de ces
malheureux étaient au fond du panier et leurs
210 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
jambes déjà raides en dépassaient le rebord. Quel-
ques habitants de la localité accoururent; je leur
demandai de m'aider à retirer mes amis de la na-
celle. On jela nos couvertures sur le sol, on y éten-
dit les deux jeunes gens.... Tout à l'heure, ils me
souriaient; la vie, la gaieté, l'enthousiasme se
peignaient sur leur visage ; à présent, la mort hi-
deuse avait terni l'éclat de leurs yeux, et noirci leur
face. Moi-même, à peine remis d'un évanouissement
prolongé, l'esprit affolé par cette épouvantable sur-
prise d'un réveil à côté de deux cadavres, par cette
descente vertigineuse au sein de l'air, véritable
chute, si rapide que la nacelle se balançait dans
l'espace avec des mouvements saccadés à la façon
d'une pendule, je me frappais le front pour savoir
si je n'étais pas le jouet d'un cauchemar.
Jamais je n'oublierai ces moments d'angoisse.
Tantôt je me tenais debout à côté de mes amis, et de
grosses larmes me roulaient des yeux, tantôt je me
précipitais contre leur cœur, dans l'espoir d'en
sentir les battements, et je prenais leurs mains aux-
quelles l'asphyxie avait déjà communiqué une teinte
noire et cadavérique. D'après ce qui me fut raconté
plus tard, j'étais moi-même aussi vert qu'un noyé ;
je ressentais l'impression de bourdonnemciUs confus
et précipités dans la têle ; j'avais perdu l'ouïe, et
pour que je puisse entendre, il fallait me crier à
tue-tête dans les oreilles.
Les habitants de la localité ne tardèrent pas à ac-
VîNGT-ET-UNIÈME VOYAGE 2H
courir de toutes parts ; pour éviter l'indiscrète cu-
riosité de la foule, je résolus de mettre à l'abri les
victimes de la catastrophe. Les corps de Crocé-Spi-
nelli et de Sivel furent transportés dans des draps
blancs jusque dans une grange voisine, où je les
tins enfermés, après les avoir couchés sur de la paille.
Ma langue était desséchée par l'émotion et par la
fatigue, je sentais que mes forces commençaient à
me trahir et que je ne pouvais rester plus longtemps
debout; M. Henry, fermier du comte de Bondy, sur
les propriétés duquel la descente avait eu lieu, me
conduisit dans sa demeure, je me jetai dans un
fauteuil la respiration haletante et entrecoupée. Il
me semblait que j'allais étouffer.
Il me fut impossible de prendre aucun aliment, et
je ne tardai pas à me coucher épuisé dans le lit que
m'avait préparé avec une sollicitude toute mater-
nelle l'excellente femme du fermier. Pendant la
durée de la nuit, une fièvre ardente me dévora ;
on m'entendait crier : « Sivel, Crocé, où êtes-
vous? » Puis je demandais à me rendre auprès de
mes compagnons. Je me figurais dans mon délire
que ces pauvres amis allaient m'accuser de les
abandonner.
Au lever du jour, le sommeil vint enfin calmer
cette agitation. Quand je me levai, ma respiration
avait repris librement son cours, il me fut donné de
pouvoir prendre quelque aliment, et d'écrire une
longue lettre sur le récit de la catastrophe. Je l'a-
2!? HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
dressai à Paris à M. Hervé-Mangon, président de la
Société française de navigation aérienne; elle a été
reproduite par les journaux de Paris, et de l'Eu-
rope tout entière.
La nouvelle de la catastrophe ne parvint pas vite
à Paris. Une dépêche que j'avais fait envoyer le
jour même de notre descente ne sortit pas de la
préfecture de police. Les familles des victimes ne
fuient prévenues que dix-huit heures après l'acci-
dent. Cependant les journaux du soir apprirent au
public la triste nouvelle. L'émotion fut grande et
universelle.
Tous les grands journaux politiques et illustrés
envoyèrent un reporter sur le lieu de la catastrophe.
Mon frère qui (ta Paris aussitôt qu'il le put, pour
venir me rejoindre.
Le 17 avril au matin, il se jeta dans mes bras;
je reçus avec lui les reporters qui l'accompagnaient
et qui me témoignèrent les marques de sympathie
les plus touchantes. Ces messieurs se joignirent à
mon frère pour s'occuper des tristes détails du
transport des corps à Paris. On fit construire des
bières de plomb; quand elles furent prêtes, nous
procédâmes à l'ensevelissement de Crocé-Spinelli et
de Sivel. Le 18, il fallut transporter les corps à la
gare du chemin de fer ; on les plaça sur une char-
rette et je suivis jusqu'à Ciron les corps des deux
martyrs de la science, qu'emportait un attelage de
bœufs.
VINGT-ET-UNIÈME VOYAGE 211
Le soir, je quittai Ciron après avoir embrassé
mes hôtes qui m'avaient prodigué les soins les plus
touchants. Je revins à Paris avec les corps des
deux aéronautes. Une foule émue nous attendait à
la gare d'Orléans, où devaient avoir lieu les funé-
railles.
Les C3SÈQUES des victimes du « Zénith » (1).
Les funérailles de Sivel et Crocé-Spinelli eurent
lieu le 20 avril au milieu d'un grand concours de
population. Dès dix heures du malin, la cour des
marchandises de la gare d'Orléans était remplie par
une foule considérable qui débordait en dehors des
barrières et en obstruait les abords. A onze heures
précises, la levée des corps a été faite et les cer-
cueils ont été transportés à bras d'hommes jusqu'aux
corbillards qui attendaient dans la cour d'arrivée.
L'émotion des assistants était profonde ; chacun
rappelait les actes d'énergie, de dévouement des
deux jeunes savants, et les tristes incidents du
drame terrible du 15 avril. Avant le départ du con-
voi, M. le pasteur Dide, — les deux défunts ap-
partenaient à la religion protestante, — a pro-
noncé une eourte allocution qui a vivement impres-
(1) Nous empruntons les documents de ce chapitre à
l'Aéromute.
2iJ HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
sionné l'auditoire. Puis le cortège s'est mis en
marche et a suivi le pont d'Austerlitz, le boulevard
Contrescarpe, la place de la Bastille et la rue de la
Roquette jusqu'au Père-Lachaise. Tout le long du
parcours, ce cortège marchait au milieu d'une dou-
ble haie humaine et grossissait à mesure qu'il avan-
çait. On était parti dix mille à peu près de la gare
d'Orléans, on était près de vingt mille en appro-
chant du cimetière. Le premier corbillard, à drape-
ries noires, contenait le cercueil de Sivel ; le second,
à draperies blanches, celui de Crocé-Spinelli. Der-
rière, marchaient les membres des deux familles,
le père et les frères de Grocé-Spinelli, la petite fille
de Sivel et madame Poitevin, sa belle-mère. Le
deuil était conduit par M. Hervé-Mangon, membre
de l'Institut, président de la Société de navigation
aérienne; à sa droite, M. le lieutenant de vaisseau de
Langsdoff, officier d'ordonnance de M. le maréchal
de Mac-Manon et représentant du président de la Ré-
publique ; à sa gauche, M. le capitaine d'infanterie
Chabord, du cabinet de M. le ministre de la guerre j
M. de Watteville, délégué par M. le ministre de
l'instruction publique, et qui avait en son nom ap-
porté une somme de mille francs à la souscription
ouverte par la Société de navigation aérienne.
On remarquait dans l'assistance:
M. Frémy, président, et M. Dumas, secrétaire
perpétuel de l'Académie des sciences, MM. Ernest
Picard, le colonel Denfert, Gambetta, de Mahv.
VING/T-ET-UNIEME VOYAGE 215
Laurent Pichat; Barodet, Bamberger, Martin Ber-
nard, députés à l'Assemblée nationale. lii Société de
navigation aérienne était représentée par MM. Paul
Bert, député, Marey, professeur au collège de
France, Motard, le docteur Hureau de Villeneuve,
Dupuy de Lôme, de Tlristilut, le baron Larrey, de
l'Institut, Félix Caron, Rampont, député, le colonel
Laussédat, de la Landeile, Hauvel, Jobert, Al-
phonse et Eugène Penaud, Gaston, Albert et Alfred
Tissandier, Annengaud, de Ponton d'Amécour,
Georges Masson. On y voyait aussi MM. Félix
Leblanc, chimiste, Henri Giffard, ingénieur, Liou-
ville, agrégé de la faculté de médecine, Mannheim,
professeur à l'École polytechnique, le docteur Jour-
danet, Georges Pouchet, Grimaux, professeur
agrégé à la faculté de médecine, Lesage, conseiller
général, Duplessis, maire du treizième arrondisse-
ment, des rédacteurs du Rappel, du Siècle, du
XIX e Siècle, du Temps, du Journal des Débats, de
l'Opinion nationale du National, du Bien Public, de
Y Événement, etc., enfin la rédaction deh Républi-
que française.
Au Père-Lachaise, les deux corps sont déposés
dans le caveau de la Ville. M. le pasteur Dide
prend la parole et prononce un magnifique éloge
des deux glorieuses victimes. Après le discours de
M. le pasteur Dide, M. Thulié, président du Conseil
municipal, parle au nom de la ville de Paris. Au
nom de la Société des ingénieurs .civils de la ville
216 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
de Paris et des anciens élèves de l'École centrale,
M. Emile Barrault adressa à Sivel et Crocé-Spinelli
un suprême adieu.
M. Hervé-Mangon s'approche à son tour et pro-
nonce le remarquable discours qui suit :
« Mes chers collègues, Messieurs,
« Je viens au nom de la Société française de na-
vigation aérienne et au nom de tous ceux qui ho-
norent les sciences, rendre un dernier hommage à
Crocé-Spinelli et à Sivel.
« Jeudi dernier, nous assistions au départ du
ballon le Zénith, monté par MM. Grocé, Sivel et
Tissandier ; nous répondions à leurs joyeuses espé-
pérances par nos souhaits affectueux. Moins de trois
heures après ce départ l'atal, Grocé et Sivel expi-
raient à une hauteur de huit mille mètres. Le troi-
sième voyageur, Gaston Tissandier, échappait seul
à la mort, grâce à un véritable prodige.
« Je ne vous retracerai pas, Messieurs, l'histoire
de ce drame horrible, je dirai seulement quelques
mots des deux victimes que nous pleurons.
« Joseph Crocé-Spinelli avait à peine trente ans;
il était encore élève à l'École centrale des arts et
manufactures en 1866. Depuis cette époque, il se
livrait avec passion à l'étude de la physique du
globe et de l'aéronautique. Oublieux de ses intérêts
V1NGT-ET-UNIÈME VOYAGE 217
personnels, il donnait à la science son ardeur et son
travail incessant.
« L'École centrale, qui a doté la France depuis
quarante-cinq ans d'un si grand nombre d'hommes
et d'ingénieurs éminents, placera Grocé au nombre
des élèves dont elle peut s'honorer à bon droit ; ses
camarades, jeunes et vieux, ne l'oublieront pas.
« Grocé avait deux passions, dont une seule eût
suffi pour lui donner une grande valeur ; il aimait
la science de toutes ses forces ; il aimait surtout
notre, chère France de tout son cœur. S'il se sacri-
fiait à la science, c'est parce qu'il savait qu'elle
grandit le pays où on la cultive avec ardeur et dé-
sintéressement. Confident, dans ces derniers temps
des pensées intimes de Crocé, je peux dire à l'hon-
neur de sa mémoire que le patriotisme était le vé-
ritable mobile de toutes ses actions.
« Grocé avait déjà fait plusieurs ascensions scien-
tifiques. L'année dernière, avec son digne ami,
Sivel, qui repose maintenant à côté de lui, il
avait exécuté une ascension à grande hauteur,
analogue à celle qui devait lui devenir si fu-
neste. Il avait fait, alors, sur les raies de la vapeur
d'eau, dans l'atmosphère, des observations impor-
tantes qui resteront acquises à la science.
« Le journal la République française comptait
M. Crocé au nombre de ses rédacteurs scientifiques.
Il appartenait à ce groupe déjeunes savants qui,
sous la haute direC'on de M. Paul Bert, donnent
12.
?18 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
à la partie scientilique de ce journal un si vif intérêt
et une si légitime autorité.
« La Société française de navigation aérienne
avait élu M. Grocé l'un de ses vice-présidents. A
ses amis, à ceux qui l'ont connu, je n'ai pas besoin
de dire combien il était sympathique, combien son
caractère, à la fois enjoué et résolu, combien ses
convictions profondes le faisaient aimer et estimer.
A ceux qui ne l'ont connu que de nom, je dirai
seulement, que ma voix serait impuissante à leur
faire connaître ce charmant esprit et cet excellent
cœur. J'aimais Crocé comme un fils, et si quelque
chose pouvait adoucir ma peine en ce moment, ce
serait le souvenir des témoignages d'affection qu'il
me donnait.
« M. Sivel, officier de marine, venait d'attein-
dre sa quarantième année. Il avait été appelé, par
un irrésistible attrait, à s'occuper de navigation
aérienne. L'inconnu semblait le fasciner. La navi-
gation maritime n'avait pas suffi à son insatiable
curiosité. La mer n'avait plus pour lui de rivages
assez inabordables à découvrir ; il voulait sonder les
profondeurs inconnues de l'atmosphère où la mort
l'attendait.
« Une instruction solide, une expérience sanc-
tionnéepar le succès de près de deux cents ascensions,
faisaient de M. Sivel l'un des membres les plus utiles
delà Société. La droiture de son caractère, son
courage, le charme de ses manières, le faisaient
VINGT-ET-UNIE11E VOYAGE 2«
aimer de tous. Un esprit vif, une élocution facile et
distinguée donnaient le plus grand attrait aux récits
qu'il faisait de ses ascensions. On doit à M. Sivel
plusieurs inventions utiles au progrès de l'aérostation.
Il suffit ici de citer son ancre-cône et son gnide-rope
à frotte ur s.
« L'attachement et le dévouement de M. Sivel
pour notre Société n'avaient pas de bornes : son
temps, son travail personnel, son expérience, son
matériel étaient à la disposition de ses collègues. —
Nous nous rappelons encore les services qu'il nous
rendit l'année dernière pour l'organisation de notre
séance générale. Qui pouvait prévoir, lors de cette
heureuse soirée, si remplie de nos projets d'avenir ,
que quelques mois après nous serions réunis autour
de ces cercueils qui renferment aujourd'hui les
deux meilleurs d'entre nous.
« M.. Sivel laisse un père fort âgé, une belle-mère,
madame Poitevin, qui l'aimait comme son propre
fils, et une petite fille de cinq ans. Je vois encore
cette charmante enfant lui envoyer, au moment du
départ de jeudi, ses gracieuses caresses qui devaient
être son dernier adieu. Quand l'âge delà raison sera
venu pour vous, pauvre petite orpheline, vous com-
prendrez l'immensité du malheur qui vous frappe
aujourd'hui, et vous deviendrez, j'en suis sûr, une
digne et noble femme, car vous serez fiére de la
mort glorieuse de votre père, et vous voudrez hono-
rer toujours le nom respectable qu'il vous lègue.
220 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
« La mort de Crocé prive son vieux père de
son principal appui; la mort de Sivel enlève à son
enfant son guide et son soutien. La France n'aban-
donnera pas les familles de ces deux nobles victimes,
mortes au champ d'honneur des travaux scienti-
fiques.
« La douleur nous accable, messieurs, mais ne
nous laissons jamais abattre. Noire malheur doit
relever nos âmes et nous donner un viril enseigne-
ment. Crocé et Sivel voulaient résoudre un grand
problème; ils connaissaient le danger de l'ascension,
et cependant ils n'ont pas hésité à l'entreprendre. Ils
sont morts à la limite qu'ils voulaient franchir, vic-
times de leur ardent désir d'assurer à la patrie des
Montgolfier l'honneur de la découverte de ces régions
élevées que nul n'est encore parvenu à connaître.
I)'autres ; plus heureux, exploreront un jour, bientôt
peut-être, ces dangereux déserts de l'espace; mais
nos chers amis conserveront toujours la gloire qui
appartient aux précurseurs des grandes découvertes.
Dans nos heures de tristesse et de découragement,
pensons à Crocé et à Sivel: l'exemple de leur
courage et de leur énergie nous donnera la force
d'accomplir le devoir, de nous montrer dignes de
leur souvenir.
« Crocé ! Sivel ! vous êtes morts à la recherche de
vérités nouvelles ; vos noms seront inscrits parmi
ceux des martyrs de la science ! Votre mémoire
vivra au plus profond de nos cœurs. Quand nous
VINGT-ET-UNIÈME VOYAGE 221
essayerons de faire une bonne action, vos images
seront présentes à nos yeux !
« Au revoir, Grocé ! au revoir, Sivel ! »
M. Hureau de Villeneuve, secrétaire général de
la Société de navigation aérienne, prononça ensuite
quelques paroles émues.
J'ai voulu rendre les derniers devoirs à mes mal-
heureux amis, à mon tour je m'avançai vers la tombe,
et d'une voix entrecoupée de sanglots : « Crocé-
Spinelli ! Sivel !m'écriai-je, je ne veux pas que cette
tombe se ferme sans vous dire un dernier adieu!...»
Il ne me fut pas possible de continuer, les larmes
m'étouffaient, et mon frère fut obligé dem'entraîner
loin de la tombe. Le vieux père de Grocé-Spinelli
s'est, lui aussi, traîné jusqu'à la fosse, et a poussé un
cri déchirant: « Adieu! mon fils, adieu ! »
Puis, après quelques mots de M. Tarbé des
Sablons, au nom de la Société des aéronautes du
siège de Paris, la foule se retire profondément émue.
A la sortie du cimetière, j'eus l'honneur d'être
l'objet d'une manifestation sympathique et chaleu-
reuse.
La Société de Navigation aérienne ouvrit une
souscription en faveur des familles des victimes de
la catastrophe du Zénith. Cette souscription allait
222 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
s'élever au chill're de 91,948 francs; superbe témoi-
gnai; ':• la reconnaissance publique à l'égard de
ceux qui ont généreusement sacrifié leur vie pour le
progrés des sciences. Les noms de Crocé-Spinelli et
de Sivel ont eu le jusle privilège d'exciter partout
l'émotion et l'admiration.
Dès que leur mort est connue, la France tressaille
et s'émeut.
« C'est que tout dans cette double mort, comme l'a
si bien dit M. Paul Bert. est étrange et sublime!
Certes. Sivel et Crocé-Spinelli ne sont pas les pre-
miers aéi'onautes dont la science ait à déplorer la
perte ; leurs noms sont les derniers d'une liste en
tète de laquelle brillent les noms de deux autres
savant?, Pilaire de Rosier et Romain, qui se
brisèrent, en 1785, sur la plage de Boulogne. Mais
la mort qui avait Grappe ces aéronautes était une
mort connue, prévue, vulgaire en quelque s
une morl à laquelle chacun avait pensé, que chacun
avait redoutée, depuis le jour où parut dans les airs
la machine de Montgolfier: c'était, la chute. Ils
étaient morts en tombant. Mais ici, pour la première
fois, on voyait deux hommes mourir au sein même
des airs, et mourir en montant. Ils sentent venir la
mort, une mort inconnue jusqu'alors; leur poitrine
oppressée les avertit du danger; ils se consultent:
Faut-il redescendre? Ah! la consultation ne fut pas
longue. Nous avons du lest, nous pouvons là-haut
faire encore des observations utiles; excelsiur, plus
VINGT-ET-DNIÈME VOYAGE 223
haut ! Et puis, l'on dit qu'un Anglais a pu vivre et
oLserver par-delà 8,000 mètres; il faut que le
pavillon que nous portons aille flotter plus haut
encore. Ils bondissent, et la mort les saisit, sans
efforts, sans souffrance, comme une proie à elle
dévolue dans ces régions glacées où règne un
éternel silence. Oui, nos malheureux amis ont eu cet
étrange privilège, ce funeste honneur, de mourir les
premiers dans ce que nous appelons les cieux. »
M. le comte de Bondy, au milieu des propriétés
duquel eut lieu le triste dénouement de la catastro-
phe du Zénith, a voulu perpétuer dans la localité le
souvenir de cet événement unique dans les annales
de la navigation aérienne. L'honorable sénateur a
fait élever sur la place de Giron un monument à la
mémoire de Crocé-Spinelli et de Sivel. M. Albert
Tissandier en a fait le plan, et la construction est
aujourd'hui terminée.
C'est une pierre simplement ornée: deux inscrip-
tions se lisent sur ses parois.
Voici le texte de l'épitaphe qui se trouve sur la
face postérieure :
SIVEL ( HENRI-THÉODORE)
NÉ LE 10 NOVEMBRE 1834,
DANS LA COMMUNE DE SAUVE, DÉPARTEMENT DU GARD
MORT EN BALLON LE 15 AVRIL 1875.
CROCÉ-SPINELLI ( JOSEPH-EUSTAOÏIE )
INGÉNIEUR DES ARTS ET MANUFACTURES, NÉ LE 10 JUILLET 1845
A MONTBAZILLAC, DÉPARTEMENT DE LA DORDOGNE
IIUIU' EN BALLON LE 15 AVRIL 1875.
22J HISTOIRE DE MES ASCENSION",
Une urne funéraire est sculptée à la partie supé-
rieure du monument. Les arbres qui l'entourent y
jettent leur ombre.
Le voyageur qui passe s'arrête devant ce mausolée.
Il lit les noms de Grocé-Spinelli et de Sivel. Il s'in-
cline avec émotion devant la jeunesse et la force,
sacrifiées avec héroïsme; en saluant ces nobles
martyrs, il salue la vaillance et le dévouement scien-
tifique.
CHAPITRE VINGT-DEUXIEME
Ascension de Paris aux Daulrais (Eure-et-Loir)
29 novembre 1875.
Le 29 novembre 1875, une nouvelle ascension
aérostatique a été exécutée, sous les auspices de la
Société française de navigation aérienne. M. Duté-
Poitevin, le beau-frère du regretté Sivel, avait bien
voulu se mettre à notre disposition avec son ballon
V Atmosphère, cubant 2,500 mètres. Les circons-
tances atmosphériques nous ont particulièrement
favorisés, en nous donnant l'occasion de rapporter
de nouveaux faits météorologiques, que M. Bertrand
a présentés à l'Académie des sciences, dans la
séance du 12 décembre 1875, et que nous résume-
rons ici pour nos lecteurs.
Le départ a eu lieu à 11 heures 40 minutes.
MM. Albert Tissandier, Duté-Poitevin, Louis Redier,
Frantzen frères et moi, nous avions pris place dans
la nacelle.
L'aérostat s'est élevé au milieu de légers flocons
de neige, dont la chute n'a pas tardé à s'inter-
rompre. La température, jusqu'à 700 mètres, était
de — 2°. A cette altitude, un massif de nuages
blanchâtres, opalins, s'étendait au-dessus de la sur-
face terrestre sur une épaisseur de 800 mètres. En
226 aiSTOIRE DE MES ASCENSION
pénétrant dans leur masse la température s'abaissa
et descendit à — 3°, puis à — 4°.
A 1,500 mètres, après avoir dépassé la surface
supérieure de ces nuages, nous avons plané au
milieu d'un véritable banc de cristaux de glace sus-
pendus dans l'atmosphère sur une épaisseur de 150
mètres. La température du milieu ambiant était de
0°. Les cristaux qui volaient autour de nous étaient
transparents, très-nettement formés d'étoiles hexa-
gonales variées, de m 0û4 de diamètre, et du plus
remarquable aspect. L'élévation de température
était due sans doute à la formation même de ces
cristaux, au dégagement de chaleur produit par la
solidilication de la vapeur d'eau. Quant au fait de
la suspension des paillettes cristallisées dans l'at-
mosphère, il peut s'expliquer par les mouvements
de tourbillonnement dont elles étaient animées sous
l'influence des rayons solaires réfléchis par la surface
supérieure des nuages. Ces nuages étaient, en effet,
d'un blanc éblouissant et offraient à s'y méprendre
l'aspect de montagnes déneige.
A 1,650 mètres, l'air était assez pur, et la terir ■'■-
rature, jusqu'à 1.770 mètres, s'élevait encore pour
atteindre — 1°. Des cumulus s'étendaient à des ni-
veaux supérieurs et le ciel bleu s'entrevoyait à
travers les intervalles qui les séparaient par moment.
Quand le soleil se voilait, les cristaux de glace,
bien moins éclairés, il est vrai, ne semblaient pas
cependant être soumis aux mêmes mouvements
VINGT-DEUXIÈME VOYAGE 223
tourbillonnants, il est probable qu'ils tombaient
alors du sein du nuage inférieur et arrivaient jusqu'il
la surface du sol, où, comme nous l'avons constaté
à la descente, ils étaient beaucoup plus gros, mais
moins réguliers et comme recouverts d'un givre
opaque qui leur donnait l'aspect d'un sel cristallisé
effleuri. Les chutes de neige successives du 29 no-
vembre trouveraient ainsi leur explication, par le
fait des cristaux de glace supérieurs qui tombaient
jusqu'à terre, ou séjournaient clans l'air par des
mouvements de tourbillons, selon que les rayons
solaires arrivaient jusqu'à eux ou étaient arrêtés
par l'écran de nuages supérieurs.
A l'altitude de 1,776 mètres, l'aérostat, grâce au
jeu de lest, fort bien exécuté par Dulé-Poilevin, se
maintint à la même hauteur pendant une heure en-
viron. A l heure 30 minutes, il descendit lentement
et traversa de haut en bas le banc de cristaux, dont
la température était la même qu'au moment de l'as-
cension.
A 2 heures 15 minutes, la terre apparut à l'alti-
tude de 900 mètres ; elle était couverte d'un
manteau de neige, dont la chute avait eu lieu précé-
demment. La descente s'opéra dans les conditions
les plus favorables, au hameau des Daufrais, près
d'illiers (arrondissement de Chartres), à 103 kilo-
mètres de Paris à vol d'oiseau.
Pendant l'ascension, les couches atmosphériques
supérieures et inférieures se mouvaient dans la di-
228 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
rection du nord-est au sud-ouest avec une vitesse
de 41 kilomètres à l'heure. Les massifs de nuages
et le banc de cristaux avaient la même vitesse et la
même direction.
L'élévation de température observée le 29 no-
vembre en montant dans l'atmosphère est un fait qui
s'est déjà plusieurs fois présenté à nous dans des
ascensions précédentes.
Nous ajouterons enfin que les nuages de glace de
forme extérieure mamelonnée, souvent observés par
les aéronautes, que les bancs de cristaux de glace,
suspendus dans L'atmosphère, n'ont pas jusqu'ici
trouvé leur place dans la classification des nuages :
ils existent très-fréquemment cependant, et il serait
à désirer que l'on ajoutât leurs noms à côté de ceux
des cirrhus, des cumulus, des nimbus et desstratus
dont ils se distinguent si nettement.
CHAPITRE VINGT-TROISIEME (1)
L'accident du ballon V Univers, 8 décembre 1875.
Le 8 décembre 1875, M. le colonel du génie
Laussedat, professeur au Conservatoire des Arts-et-
Méliers, président de la Commission des Aérostats
au Ministère de la guerre et vice-président de la
Société française de navigation aérienne, s'élevait
dans la nacelle du ballon VVnivers, accompagné de
M. le commandant Mangin, les capitaines Renard et
Bitard, le lieutenant Bastoul et Albert Tissandier,
chargé de l'exécution de dessins topographiques.
Le but de l'expédition était de poursuivre les
expériences d'aérostation militaire, entreprises dans
le courant de l'année. M. Eug. Godard et son
aide Térès avaient été chargés du gonflement et
de la manœuvre de l'aérostat. Le départ s'effectua à
11 heures 5 minutes à l'usine à gaz de La Villette.
Une demi-heure après, le ballon planait au-dessus de
Montreuil, quand une épouvantable catastrophe eut
lieu tout à coup. Par suite d'un accident, le ballon
(1) Quoique je n'aie pas fait partie de cette expédition,
ie crois devoir en donner le récit succinct, puisque mon
frère y a pris part et qu'il a échappé au péril de ce voyage
dramatique.
230 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
se dégonfla, la partie inférieure de son étoffe se re-
leva avec violence, les voyageurs furent, précipités
contre terre, ayant eu à peine le temps de jeter quel-
ques sacs de lest. Le choc fut terrible, la nacelle
s'incrusta dans le sol, tandis que l'aérostat, presque
dégonflé , s'affaissait, perdant le reste de son gaz par
une large déchirure.
Le colonel Laussedat et le commandant Mangin
ont eu la jambe cassée; le capitaine Renard, une
fracture du péroné avec entorse aux deux pieds; le
capitaine Bitard, une entorse; E. Godard, une con-
tusion grave du genou; et Térès, des contusions au
côté droit de la poitrine. Le lieutenant Bastoul et
Albert Tissandier avaient été entièrement épargnés.
On a publié au sujet de cet événement, dont toutes
les victimes ont été rétablies, un grand nombre de
récits absolument inexacts. Je donne ici le rapport
que mon frère a adressé à ce sujet à M. le colonel
Laussedat.
«Notre départ, remis plusieurs fois par Godard, à
cause du mauvais temps, fut enfin décidé, par lui,
le mercredi 8 décembre, à huit heures du matin. On
commença le gonflement du ballon; le temps très-
calme permit à Godard de faire toutes les manœu-
vres avec facilité; une petite pluie fine commença à
tomber vers les 9 heures et demie, mais heureuse-
ment cela ne dura pas fort longtemps ; les cordes et
l'étoffe du ballon ne purent donc se mouiller beau-
coup, et notre départ s'exécuta dans les meilleures
VINGT-TROISIÈME VOYAGF. g 3I
conditions possibles à 11 heures 5 miuntes du matin.
Le thermomètre marquait à notre départ 1° 5 au-
dessus de zéro ; durant notre court voyage la tem-
pérature a peu varié, elle changeait de 1° 5 au-des-
sus de zéro à deux degrés ; restant presque toujours
à la même hauteur, nous trouvant dans la même
couche de- vapeurs, les conditions devaient rester
les mêmes.
« Dix minutes après notre départ, nous étions en
vue des carrières d'Amérique ; nous distinguions à
travers la brume et les vapeurs légères qui nous
entouraient, la porte du Pré-Saint-Gervais, les
lignes de fortifications et la porte de Ménilmontant.
Tandis que mes compagnons écrivaient leurs obser-
vations et prenaient des notes, je fis le croquis
des postes-casernes et casernes d'octroi qui s'éche-
lonnent sur le boulevard Mortier. Le colonel Laus-
sedat m'en a fait remarquer le curieux aspect, ils
étaient enveloppés de vapeurs légères cachant l'ho-
rizon ; les fortifications couvertes de neige, éclairées
à peine par les rayons du soleil, donnaient au
paysage un air de désolation tout à fait extraordi-
naire. Notre ballon passe bientôt au-dessus des for-
tifications ; la hauteur à laquelle se trouvait l'aéros-
tat a toujours été très-faible, nous n'avions pas
encore dépassé 200 mètres, lorsque, vers 1 1 heures
24 minutes, nous commençons à monter un peu. Un
instant même, à travers les vapeurs, nous distin-
guons le fort de Vincennes ; la direction du vent nous
232 HISTOIRE DE MES A9CENbI0NS
y conduit, et nous nous félicitons de pouvoir planer
dans quelques minutes au-dessus de la forteresse.
Nous allions avoir ainsi l'occasion de faire quelques
curieuses observations.
« Il était 1 1 heures 35 minutes, le baromètre mar-
quait 230 mètres de hauteur, lorsque tout à coup
un bruit d'étoffe nous fait lever la tête; le ballon se
dégonfle à vue d'œil et nous descendons rapide-
ment. Comprenant aussitôt qu'un accident terrible a
dû survenir, nous jetons tous du lest ; je remarque
que le ballon se plisse progressivement et que
l'étoffe remonte vers la soupape en se creusant à la
façon d'un parachute. Cette descente que rien ne
pouvait faire prévoir nous avait pris à l'improviste;
les sacs, entassés pêle-mêle dans la nacelle étaient
difficiles à prendre, la plupart d'entre eux étant sous
les banquettes ou les instruments; je vis la terre qui
semblait arriver sur nous avec une vitesse extraor-
dinaire, lorsque nous n'avions encore jeté qu'une
dizaine de sacs à nous tous. Il n'y avait plus rien à
faire qu'à se garantir au plus vile de la chute qui
nous menaçait; je me tins aux cordes de la nacelle
en me soulevant à la force des bras, puis je sentis une
secousse extrême. Le ballon, aux deux tiers dégonflé,
était tombé de côté et se trouvait plié en deux par-
ties, de chaque côté du mur ; la nacelle s'était enfon-
cée de 8 centimètres dans la terre et nous gisions
au fond du panier comme écrasés par l'intensité du
choc. Le capitaine Bitard, le lieutenant Pastoul et
VINGT-TROISIEME VOYAGE
L'accident du ballon V Univers.
^c
VINGT-TROISIÈME VOYAUU 203
moi nous nous relevons aussitôt; nous étions sains
et saufs. Nos malheureux compagnons, MM. le colo-
nel Laussedat et Godard s'écrient qu'ils sont bles-
sés, et ils s'aperçoivent qu'il leur est impossible de
se soulever. Nous sautons hors de la nacelle,
MM. Bastoul et Bitard courent chercher du secours,
et bientôt quelques habitants du voisinage viennent
à notre aide; on va chercher des voitures; les mé-
decins arrivent pour panser les blessés. Pendant ce
temps, Godard m'avait prié de m'occuper du ballon,
lui-même, ayant le genou déboité, ne pouvait se sou-
tenir. J'allai du côté où se trouve la soupape, un des
clapets était tout grand ouvert, l'étoffe était déchirée
dans le sens des coutures, depuis l'équateur jusqu'à
la couronne du filet.
« La soupape s'était donc ouverte en l'air et
l'étoffe, remontant vers le haut du ballon, avait dû
se déchirer, tourmentée qu'elle était par ce violent
mouvement et par les efforts du gaz s'échappant à
travers l'ouverture produite par le clapet tombé.
Aidé des habitants du quartier, j'achevai bientôt le
dégonflement du ballon et je pus voir et toucher
enfin la soupape. Les caoutchoucs retenant les cla-
pets étaient faibles et je constatai qu'ils n'avaient
plus l'élasticité nécessaire pour faire remonter le
clapet une fois tombé. J'essayai à plusieurs reprises
de refermer celui-ci en lui imprimant quelques
oscillations, mais il ballottait et restait dans la même
position. L'étoffe était souple et nullement cassante;
r,J HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
Godard l'avait d'ailleurs, avant le gonflement, en-
veloppée dans des bâches neuves avec le plus grand
soin ; le ballon était resté dans ces conditions pen-
dant quelques jours : la nuit enveloppé, dans la
journée déplié par Godard et aéré avec soin. Les
cordes du filet étaient aussi en fort bon état. Elles
étaient à peine mouillées.
« Au moment de sa chute, le ballon était encore
assez rempli de gaz pour que son hémisphère supé-
rieur soit resté gonllé : la soupape n'a donc pas
touché le sol, et il n'est pas admissible que les clapets
aient pu s'ouvrir par l'action d'une secousse dont il
n'ont pas subi l'effet. L'étoffe seule a pu se déchirer
à ce moment par son contact contre le mur. Est-ce
le froid ou la gelée qui a fait perdre au caoutchouc
sa résistance; ces caoutchoucs étaient-ils détériorés
ou trop faibles ? c'est ce qu'il ne nous appartient
pas de résoudre. Quant à la durée de notre chute,
elle a pu être, je crois, de vingt à vingt-cinq se-
condes tout au plus. Le ballon, en tombant dans le
terrain de la rue de Lagny, a décrit une sorte de
courbe. Les sacs de lest qu'on a ramassés étaient
échelonnés de distance en distance. Ce dixième sac
que je retrouvai à terre se trouvait environ à
50 mètres de la nacelle. »
CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME
Ascension de Paris à Chavenay (Seine-et-Oise),
29 septembre 1877.
Nous avons exécuté, mon frère et moi, une nou-
velle ascension aérostatique le samedi 29 septembre
1877. Il y avait près de deux ans que je n'avais
mis le pied dans la nacelle d'un ballon, et je com-
mençais à subir les atteintes d'une véritable nostal-
gie aérienne. Le départ a eu lieu à trois heures vingt
minutes, sur le terrain de l'usine Flaud et Cohendet,
avenue de Suffren (Ghamp-de-Mars).
Le temps était magnifique, le ciel bleu, le soleil
ardent ; cependant l'atmosphère n'était nullement
homogène, contrairement à ce qui s'observe habi-
tuellement dans des circonstances analogues. Trois
couches bien distinctes s'y superposaient dans l'or-
dre suivant :
1° De la surface du sol à 400 mètres, couche
d'air animée d'un mouvement très-faible de l'est à
l'ouest ; elle était limitée à la partie supérieure par
une mince nappe de buée tout à fait transparente
dans le sens vertical, mais très-visible dans le sens
horizontal ;
23B HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
2° De 400 à 800 mètres, deuxième couche d'air
d'une température de 14° (thermomètre fronde)
douée d'un mouvement assez rapide de l'est à l'ouest
de 20 à 25 kilomètres à l'heure ;
3° De 800 à 1,000 mètres, nous avons traversé
une seconde zone de huée nettement limitée à
1,900 mètres d'altitude. Au-dessus, l'air était
presque complètement immobile; à 1,109 mètres,
point culminant de l'ascension, le hallon est resté
stalionnaire, comme nous l'avons constaté en pre-
nant un point de repère sur le sol à l'extrémité du
guide-rope pendu sous la nacelle. On distinguait en
effet nettement la terre à travers les deu\ zones de
buée.
On voit donc qu'une couche d'air animée d'un
mouvement assez rapide et limitée en haut et en
bas par de minces couches de buée, glissait entre
deux nappes d'air presque immobiles. C'est la pre-
mière fois que nous avons constaté cette particula-
rité atmosphérique.
A l'altitude de 1 100 mètres, le fond de l'air n'était
pas à une température élevée (11°, 50) ; cependant
les rayons solaires étaient très-ardents et très-
chauds.
A 4 heures 45 minutes, le ballon a traversé dans
sa longueur le réservoir de Marly, où il se réflé-
chissait comme dans un miroir, puis il a passé à
300 mètres au-dessus du clocher de Saint-Nom.
Le spectacle de la forêt de Marly, vue à travers la
VINGT-QUATRIÈME VOYAGE 237
brume translucide comme une fine mousseline, of-
frait un tableau délicieux. Le soleil argentait les
buées aériennes du côté de l'occident, et ses feux se
reflétaient avec tant d'intensité dans l'étang de Vau-
cresson, que la surface de celui-ci ressemblait à une
plaque de métal incandescente, lançant au sein de la
brume des rayons d'or.
A 800 mètres, nous avons rencontré, planant au-
tour de nous, un assez grand nombre de fils de la
Vierge.
Ce fait montre que sous l'influence du soleil
ou de mouvements tourbillonnauts, les corpuscules
légers suspendus dans l'air peuvent s'élever à une
assez grande hauteur. J'ai rencontré, il y a déjà
quelques années, des fils de la Vierge à deux mille
mètres d'altitude.
J'avais emporté du nitrate d'ammoniaque pour
faire un mélange réfrigérant, afin de condenser le
givre, dans le but d'étudier les poussières atmos-
phériques à différentes altitudes ; mais la formation
du givre, que j'avais pu déterminer à terre, n'a pas
réussi dans les couches supérieures, où l'air était très-
sec et les rayons solaires très-intenses.
Après un voyage de deux heures, nous avons
touché terre à Ghavenay (Seine-et-Oise) , à 23 kilo-
mètres du point de départ.
J'ajouterai que c'est à l'obligeance de M. Giffard
que nous devons encore ce nouveau voyage aérien.
Le ballon, qui cubait 450 mètres, a été gonflé très-
?38 HISTOIRE DE MES ASCENSIONS
promptement au moyen d'un nouvel appareil à gaz
hydrogène.
Ici se termine Yllistoire de mes Ascensions. Cette
histoire est pour moi le meilleur souvenir de dix
années de ma vie. Je fais des vœux pour que, dans
dix ans, il me soit encore donné de présenter le
récit d'une nouvelle et plus importante série
d'exploralions aériennes.
FIS
INDEX DE BIBLIOGRAPHIE AÉRONAUTIQUE (i)
Faujas de Saint-Fond. — Description des expériences de la
machine aérostatique de MM. de Montyolfier et de celles
auxquelles cette déceuverte a donné lieu. — 1 vol. in-8° avec
9 planches en taille douce. — Paris, 1784.
Faujas de Saint-Fond. — Première suite de la description
des expériences aérostatiques de MM. de Monlgolfier. —
1 vol. in-8' avec 5 planches en taille douce. — Paris, 1784.
Description de l'aérostat « l'Académie de Dijon. » — 1 vol. in-8°
avec 4 planches en taille douce. — Dijon. 1781.
L'art de voyager dans les airs ou les Ballons. — 1 vol. in-8°
avec un frontispice en taille douce. — Paris, 1784.
Tibère Cavallo. — Histoire et pratique de V aérostation. —
Traduit de l'anglais. — 1 vol. in-8° avec 1 planche en taille
douce. — Paris, 1786.
Robertson. — Ascension avec Sacharoff. — Annales de chi-
mie ; tome 52, an xm.
Gay-Lussac. — Relation d'un voyage aérostatique. — Annales
de chimie, tome 52, an xm.
DuPUIS-Delcoirt. — Mémoire sur l'aérostation et la direc-
tion aérostatique. — 1 brochure in-8°. — Paris, 1824.
Henri Giffard. — Application de la vapeur à la navigation
aérienne. — 1 broch. in-4°, avec pi. — Paris, 1851.
Histoire des ballons. — 1 livraison illustrée de l'Instruction
popularisée par l'Illustration — sous la direction de Besche-
relle aîné. —Paris, 1879.
Dupuis Delcourt. — Essai sitr la navigation dans l'air. —
1 broch. in-8». — Paris, 1830.
(1) La bibliographie aéronautique est véritablement innombrable.
Nous n'avons nullement la prétention de donner ici une énuniéra-
tion complète des ouvrages écrits sur ce sujet ; notre but est sim-
plement de fournir au lecteur quelques litres de livres qu'il pourra
consulter avec fruit et parmi lesquels nous cilons le3 plus impor-
tants.
210 INDEX DE BIBLIOGRAPHIE AÉRONAUTIQUE
De Gaugler. — Les Compagnies d'aérostiers militaires sous
la République. — 1 brochure in-8°. — Paris, 1857.
De Ponton d'Amécourt. — La conquête de l'air par l'hélice.
1 vol. in-8". — Taris.
Dupuis-Delcout.t. — Nouveau Manuel complet d' aérostation.
— 1 vol. de la collection de l'Encyclopédie Roret avec 16 plan-
ches. — 1850.
Julien Turgan. — Les Ballons. Histoire de la locomotion
aérienne depuis son origine jusqu'à nos jours. — 1vol. in-18
illustré. — Paris, 1851.
Arthur Mangin. — La navigation aérienne. — 1 vol. in-18
illustré. — Tours, Marne, 1856.
Louis Figuier. — Les Merveilles de la science. — 4 vol. in-S"
illustrés. (Le tome II comprend les aérostats.) — Paris,
Furne Jouvet et O. 1868.
Dr Selle de Béai champ. — Extrait des mémoires d'un of li-
cier des aérosliers aux armées de 1193 à 1109. — 1 vol.
in-18. — Paris, 1853.
F. Marion. — Les JJallons et les voyages aériens. — 1 vol.
in-18 illustré de la Bibliothèque des Merveilles. — Hachette
et O.
Gaston Tissandier. — Naufrages aériens. — 1 livraison du
Tour du Monde. — 747« livraison. Hachette, 1875.
J. Glaisher, Flammarion, "W. de Fonvielle et Gaston Tis-
sandier. — Voyages aériens. — 1 vol. gr. iu-8°, richement
illustré. — Paris, Hachette et C ie , 1870.
Nabar. — Les Mémoires du Géant. — 1 vol. in-18. — Paris,
L864.
De la Landei.le. — Aviation ou navigation aérienne sans
ballons. — 1 vol. in-18. — Paris, E. Dentu, 1801.
\V. de Fonvielle. — La science en ballon. — 1 vol. in-18. —
Paris, Gauthier-Villars, 1869.
W. de Fonvielle. — Aventures aériennes. — 1 vol. in-18
illustré. — Paris, E. Pion, 1876.
Gaston Tissandier. — En ballon pendant le siège de Paris.
Souvenir d'un aéronaule. — 1 vol. in-18. — Paris, Denlu,
1871.
Gaston Tissandier. — Les ballons dirigeables. Expériences
de M. Henri Giffard en 1852 et en 1855 et de M. Dupuy
de Lôme en 1873. — 1 brochure in-18. — Paris, Dentu, 1872.
Dupuy de Lomé. — A T o(e sur l'aérostat à hélice construit pour
le compte de l'État. — 1 vol. in-4° avec 9 planches. — Paris,
Gauthier-Villars, 1872.
Dela'IBRE. — De l'aérosl'ation militaire. — Entretien l'ait à la.
INDEX DE BIBLIOGRAPHIE AÉRONAUTIQUE 241
réunion des officiers le 28 mars 1872. — 1 broch. in-18. —
Paris, 1872.
J. Duruof. — Aventures de M. et de M ae Duruof. Les soi-
xante ascensions de Duruof, avec portraits, gravures... —
1 broch. in-18. — Paris, A. Ghio, 1875.
Bunelle. — Ascensioti de l'aérostat « le Jules Favre » à
Odessa, le 19 avril 1874. — 1 broch. in-18 avec plan, —
Odessa.
E. G. Robertson — Mémoires récréatifs scientifiques et anec-
dotiques du physicien-aéronaide. — 2 vol. in-8» avec plan-
ches et figures. — Paris, 1840.
E. Robertson. — Essai sur les voilages aérie)is. — 1 vol. in-8".
— Paris, 1831.
De Clerval. — Les ballons pendant le siège de Paris. — Ré-
cits de 60 voyages aériens. — 1 vol. in-18. — Paris, 1871.
Alfred Martin. — Sept heures cinquante minutes en ballon.
Souvenir du siège de Paris. — 1 broch. in-18. — Paris, 1871.
Rolier. — Voyage en ballon de Paris en Norwége. — 1 br.
in-32. — Toulouse.
E. Farcot. — Histoire du ballon « le Louis Blanc. » — 1 vol.
in-18. — Paris, 1874.
M. Cézanne. — Relation d'un voyage aéronautique. — 1 br.
in-8». — Paris, 1872.
Arago. — Œuvres complètes. Voyez les chapitres sur les
aérostats dans les Voyages scientifiques.
L'Aéronaute. — Bulletin mensuel de la navigation aérienne,
fondé et dirigé par le docteur Hureau de Villeneuve, — Cette
publication parue depuis 1868, forme tous les ans un fort
volume in-8° illustré.
Publication étrangères.
Hatton Turnor. — Astra castra. Expérimenté and adventures
in the atmosphère. — 1 vol. gr. in-4° richement illustré. —
London, Chapman and Hall, 1865.
JIonck Mason. — Aeronautica or Sketclics illustrate of the
theory and Practice of aerostalion with Plates. — 1 vol.
in-8". — London, 1831.
Garnkrjn. — Air, ballon et parachute. — 1 vol. in-18, avec
pkmehe coloriée. — London, 18(r2.
Aen,rnm:ical society of yreat Bnlain. — Bulletin mensuel,
fo. Uial Ûl-18.
TABLE DES MATIERES
Tages.
Chapitre premier. — Double voyage aérien au-
dessus de la mer du Nord, ascension de Calais,
le 16 août 1868
Chapitre deuxième — Ascension du Conservatoire
des Arts-et-Métiers, à Saint-Germain-dAulnay
(Orne) 25
Chapitre troisième. — Ascension au milieu des
nuages à neige 31
Chapitre quatrième. — Ascension au coucher du
soleil de Glie inevières-sur-Marne à Vert-Saint-
Denis (Beine-et-Marne) 40
Chapitre cinquième. — Ascension de Parisà Neuilly-
Saint-Front | Aisne) (80 kilomètres en 35 minutes). 46
Chapitre sixième. — Ascension de la Villette au
cimetière de Clichy (900 mètres. en deux heures
30 minutes] 53
Chapitre septième. — Ascension du ballon le Pâle-
Nord, faite au Champ-de-Mars, au profit de l'ex-
pédition de Gustave Lambert 61
Chapitre huitième. — Ascension de Dijon à la
plaine de Rouvre 75
Chapitre neuvième. — Voyage aérien de Paris as-
siégé à Dreux 80
Chapitre dixième. — Voyage aérien de Paris assiégé
à Montpotier (Aube), exécuté par Albert Tissan-
dier 95
Chapitre onzième. — Ascension de Rouen (Seine-
- Inférieure) à Poces (Eure ) 193
2« TABLE DES MATIÈRES
Chapitre douzième.— Ascension de Romilly (Eure),
à Hcurtrauville (Seine Infér.), 8 novembre 1S70. 115
Chapitre treizième. — Ascension de Paris à Lon-
jumeau (Seine-et-Oise) 130
Chapithe quatorzième. — Ascension de Paris à
Combs-la- Ville (Seine-et-Marne) 134
Chapitre quinzième. — Ascension de Paris à Saint-
Firmin (Oise) 138
Chapitre seizième. — Voyage de Paris à Meaux
(Seine-et-Marne) 146
Chapitre dix -septième. — Ascension de Paris à
Montireau (Eure-et-Loir) 150
Chapitre dix-huitième. — Ascension de Paris à
Crouy-sur-Ourcq (Seine-et-Marne) 161
Chapitre dix-neuvième. — Ascension de Paris à
Nogeon (Oise) 166
Chapitre vingtième. — L'ascension de longue durée
du ballon le Zénith, de Paris à Arcachon (Gi-
ronde j 171
Chapitre vingt-et-uniè.me. — Ascension à grande
hauteur du Zénith, de Paris à Ciron (Indre), le
15 avril 1875 187
Chapitre vingt-deuxième. — Ascension de Paris
aux Uaufrais (Eure-et-Loir), 27 novembre 1875. 225
Chapitre vingt-troisième. — L'accident du ballon
l'Univers, 8 décembre 1875 220
Chapitre vingt-quatrième. — Ascension de Paris
à Chavenay (Seine-et-Oise), 29 septembre 1877. 235
Index de bibliographie aéronautique 239
* FIN DE LA TAULE.
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DIAGRAMMES
Ascensions, 15
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Dix-lmiliéme Voyage (p; 253),
Yiûgt-et-unième Voyage (p. 293).
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Accession no.
4119
Author
Tissandier,Gaston
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